Ce qu’ils (ne) sauraient voir

Certains vont jusqu’à exiger que nous dissimulions ces boucles libertines sous un foulard, sous un voile, sous une perruque. Cacher la chevelure, la lisser, la tordre, la domestiquer. Les boucles seraient donc une provocation ?

ELSA MARPEAU EST ROMANCIÈRE ET SCÉNARISTE, LAURÉATE DU PRIX PLUME DE CRISTAL.

On parle beaucoup de la Nature, que l’humain a tant usée et domestiquée qu’elle en crève et qu’il en crèvera aussi. On parle moins de la domestication du corps des femmes. Pourtant, les mêmes processus ont entraîné la gente virile, et en particulier les religieux intégristes de tous poils, si l’on peut dire, à soumettre à son joug la Terre et la chair féminine. Et, il faut bien le dire, la femme elle-même est souvent le garant le plus efficace de ses propres supplices, quand elle cherche à se conformer aux diktats esthétiques comme aux injonctions moralisantes. Ne pas montrer ses jambes, ne pas bronzer seins nus, ne pas se baigner trop vêtue – le corps des femmes est clairement une affaire d’hommes. D’hommes sérieux, de législateurs. On parle de nous, des parties du corps que nous avons le droit ou non de dévoiler – et, quand ça arrange certains bien-pensants, qui s’improvisent féministes le temps d’un débat stérile – que nous avons, au contraire, le devoir de montrer.

Tordu, broyé, compressé, le corps féminin a subi et contribué à la volonté de domination des hommes. Son désir d’apprivoiser ce qui lui échappe et qu’il craint. Car le corps féminin est à la fois un objet de peur et de fascination. Le cou des femmes girafe, les pieds des Chinoises, la taille corsetée des Européennes… nous nous sommes laissées stranguler et modeler comme de la chair à saucisse. Nous avons été, et sommes souvent, les moutons dociles d’une domestication de notre chair. Se priver pour être mince, tout en ayant une forte poitrine, ne pas avoir un poil excepté sur le caillou – car, dans ce corps façonné, modelé et martyrisé par les canons esthétiques, il est un enjeu entre tous : la chevelure.

Blondes ou brunes, en soi cela ne signifierait rien, si les mâles n’exprimaient à travers la couleur de nos cheveux l’image de la femme telle qu’ils (se) la représentent. La femme comme objet de création, de fantasme ; la femme comme objet sexuel, comme objet de discours. Objet parmi les objets, la blonde se trouve souvent au centre des regards et des discours, elle est l’héroïne de prédilection des films et
des romans, la figure picturale par excellence. « Il est pourtant vrai que le jour est ce qu’il y a de plus beau dans la nature, et que les héroïnes de romans, qui sont ce qu’il y a de plus beau dans l’imagination,
sont presque toujours blondes. », dit Bernard de Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1657-1757). C’est que la blonde incarne l’éternel féminin, fardeau qui lui vaut vénération et mépris.
Ambivalente, elle symbolise la beauté, mais est aussi frappée depuis la nuit des temps par le péché originel. Associée à la Vierge, la blondeur évoque la pureté, le péché quand elle orne les épaules d’Eve.

Les hommes préfèrent les blondes ? C’est normal, ils les ont faites ainsi. Tel Frankenstein, ou Pygmalion, ils ont construit des femmes artificielles. Des beautés selon leurs désirs. Ils ont pris des brunes, ils
les ont décolorées, ils les ont dénudées et ils en ont fait des stars. Toujours à propos de couleurs, il en est une vraiment conspuée : le blanc. Les méchantes de dessins ont souvent le front blanchi, telle
l’affreuse Cruella d’Enfer dans les 101 Dalmatiens, dotée d’une moitié de tignasse noire, et d’une autre blanche. Dans Blanche-Neige et les sept nains, la sorcière a la tignasse grise. Dans une société obsédée par la jeunesse, les marques du temps chez la femme sont devenues une honte, un stigmate.

Pourquoi tant de haine ? Parce que la chevelure est le symbole le plus fort de la féminité assumée, sexuelle, comme on le sait depuis Baudelaire. Mieux, la chevelure est véritablement une métonymie du
sexe. Vénus cache (et laisse donc d’autant mieux imaginer) son sexe sous ses boucles blondes. Comme Daniel Arasse l’explique dans On n’y voit rien, la luxuriante crinière fauve dissimule la toison plus sombre. Le voile ne voile que pour mieux exhiber. Les cheveux semblent condenser l’essentialité du sexe. Ils le symbolisent.

« Cachez ces poils que je ne saurais voir ! », hurlent les hypocrites. Certains vont jusqu’à exiger que nous dissimulions ces boucles libertines sous un foulard, sous un voile, sous une perruque. Cacher la chevelure, la lisser, la tordre, la domestiquer. Les boucles seraient donc une provocation ? Puisque la chevelure est l’incarnation même de la féminité (ou de la masculinité), elle cristallise les passions. Pas étonnant que le châtiment des Françaises coupables de « collaboration horizontale » ne soit la tonte. Pour Fabrice Virgili dans La France virile : des femmes tondues à la Libération, il s’agit pour le corps social de récupérer sa virilité perdue pendant les années d’occupation. Car c’est toujours sur le corps des femmes que les hommes se vengent de leurs humiliations ou marquent les territoires conquis.

Qu’on nous laisse libres de montrer ou de cacher ce qui nous plaît. Faisons taire les tartuffes qui entendent nous imposer ce qu’ils sauraient, ou ne sauraient, voir.

par