Communautés, communautarismes et laïcité

Elle avait fait le couscous et  cela allait de soi qu'une vietnamienne, sur une place marseillaise hantée par le souvenir de poissonnières italiennes, corses, provençales, catalanes, puisse proposer à un jeune homme, peut-être d'origine arménienne, un authentique couscous.

Par Jacques Jebwab

Trouée lumineuse au cœur d'un quartier de rues étroites, la vaste place des Halles Delacroix est bordées de commerces tropicaux et orientaux qui fréquentent des chalands venus des cinq continents mélangés par le destin et l'histoire. Son nom réfère à des Halles aux poissons datant du Premier Empire, encore là dans la seconde moitié du vingtième siècle, Delacroix étant le nom du préfet de l'époque, aïeul du peintre. Avant elles, un théâtre occupait les lieux qui avait appartenu au couple Chomel, chef de la police criminelle avant la Révolution.

Dans les années 90 une vietnamienne y tenait une petite échoppe de plats tout préparés. Un jour, un jeune homme, un employé de bureau sans doute, lui demanda ce qu'elle avait fait pour midi et elle lui répondit « le couscous ». Elle avait fait le couscous et  cela allait de soi qu'une vietnamienne, sur une place marseillaise hantée par le souvenir de poissonnières italiennes, corses, provençales, catalanes, puisse proposer à un jeune homme, peut-être d'origine arménienne, un authentique couscous.

Dans les années deux mille, pour le la célébration du 26ème centenaire de la ville, la municipalité organisa une grande parade devant la mairie. Elle voulait qu'on rendît hommage aux communautés qui avaient fait et faisaient la ville. Des groupes folkloriques et sportifs défilèrent. Il y avait dans chaque groupe une bigarrure, des noirs dans les clubs de Viet Vo Dao, des têtes blondes parmi les tambours africains. Il y avait des communautés sans communautarisme. Aucune définition ethnique ne menait la danse, au contraire, un désir général de connaître ce que d'autres pouvaient apporter. Puis, de l'eau a coulé. Et personne ne peut dire comment ce serait aujourd'hui. Mais l'on peut se demander ce qui permettait cette créolisation, pour citer le généreux Edouard Glissant. Quelle chose sans doute qui peut émanciper d'une assignation ethnique ou communautariste. Quelque chose qui se nomme laïcité.

Le principe en est simple : la séparation du domaine de la loi et de celui des convictions religieuses, et le droit à la liberté de croire ou pas. Elle stipule que dans les lieux où s'exerce la puissance publique, les signes religieux sont interdits, y compris dans les écoles, collèges et lycées. Elle enjoint à l'exercice des pratiques et enseignements religieux de se conformer à l'ordre public et au respect de la loi et de ses représentants. Moyennant quoi, la liberté de convictions et sa manifestation en public et en privé, est garantie, sans qu'aucune n'ait aucun privilège.

Mais la laïcité est une condition nécessaire, non suffisante à ce brassage, à cette créolisation.

La laïcité est liée à l'adhésion à la République, à la citoyenneté, à la souveraineté du Peuple. C'est le présupposé fondamental. Sans son acceptation, la laïcité ne peut marcher. Le respect des lois de la République, et des procédures pour les établir, ne saurait être soumis à condition.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Malgré les proclamations répétées d'adhésion à la laïcité, elle est un objet de tension. Le sens du mot change. Il y a une tension sémantique qui peut sans doute en apprendre beaucoup sur les conditions politiques dans lesquelles la signification des mots évolue. Laïc a d'abord eu le sens de ce qui n'est pas clerc, c'est à dire religieux. Le terme avait une connotation péjorative. Le mot a évolué à travers des luttes politiques et l'adjectif laïque est devenu d'usage prévalant. Le processus de séparation entre le pouvoir politique d'Etat et le religieux, pensé dès les Guerres de religions, se réalise depuis la Révolution dans la lutte contre le pouvoir civile de l'Eglise, puis après la défaite de 1871 et le retour de la République,  il prend sa pleine dimension de séparation entre le champ du politique et celui du religieux.

On parle actuellement de laïcité ouverte à des aménagements implicites. De fait, la droite extrême est prête à en étendre l'application aux lieux publics où elle n'a pas à s'exercer. Les islamistes et les salafistes cherchent à imposer des marqueurs religieux comme des faits culturels, et remettent en question l'adhésion aux lois de la République qui passeraient après la Sharia. Et plus globalement, l'évolution des sociétés mondialisées, où les ségrégations sur des bases ethniques et communautaires sont en voie de généralisation, rend difficile les contacts et autres frottements sans lesquels les échanges d'expérience et la curiosité, voire le désir mutuel, ne peuvent advenir.

Il faut donc espérer que les lieux et les formes de résistance où se mélangent les gens d'origine diverses dans la défense d'intérêts communs seront porteurs de ce renouveau laïque, à condition de contrer les tendances ségrégatives. Ces intérêts communs sont bien plus importants que ce qui divise. C'est là la clé de l'avenir.

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