De la bonne tenue en politique

Rapport entre le camouflage de chasse et les mœurs du monde politique : "le candidat politique se sait fui par l’électeur, craint comme le faisan craint le renard et la grenouille le serpent."

Le camouflage proprement dit

Commençons par le début. En quoi consiste exactement le camouflage dans l’art de la chasse à l’arc ? Disons-le tout net : le camouflage ne se limite pas à la conception courante que l’on peut en avoir, celle d’une disparition dans le décor, il faut le concevoir plus généralement. Comme une stratégie de discrétion de soi, c’est-à-dire, à partir d’une connaissance de ce que le gibier perçoit de nous, d’un brouillage des lignes, des pistes et des éléments d’identification suffisant pour qu’il se laisse approcher. Bref, ne plus paraître pour ce que l’on est, sans pour autant ressembler à quelque chose d’autre.
La précision et la portée des flèches étant limitées à une assez courte distance, il est nécessaire pour tout chasseur à l’arc de se rapprocher le plus possible du gibier, sachant que celui-ci est instruit depuis les origines du monde de notre existence, de notre silhouette, de nos appétits voraces de prédateurs et de mangeurs d’animaux. Et, du reste, seraient-ils ignorants de notre vraie nature à son égard, notre odeur leur suffirait largement pour le comprendre.
Mais je faisais aussi remarquer dans un de mes récents ouvrage (Philosopher à l’arc, Jean-Paul Curnier, Éditions Châtelet-Voltaire, 2013) que le camouflage peut tout aussi bien se déployer en couches successives se dissimulant les unes les autres ; à la manière des poupées russes dites « gigognes ». On peut utiliser, par exemple, une ressemblance avec un animal chimérique ou exotique, un marsupilami, un schtroumpf ou un panda, pour se faire passer pour un être inconnu du gibier recherché et possiblement inoffensif car non-humain. Une excellente ruse est de se déguiser en épouvantail à oiseaux dès lors que les animaux savent très bien ce que c’est qu’un épouvantail et qu’aucun homme ne vient chasser le chevreuil ou le sanglier avec les bras en croix et un chapeau noir haut de forme sur la tête.

Le paradoxe du camouflage

On peut encore user d’un paradoxe familier qui consiste à mettre en évidence ce qui est censé être caché de manière à rassurer tout le monde, comme c’est le cas avec les patrouilles de protection qui sont affectées dans les gares et les aéroports. Tout le monde a pu remarquer que le décor général dans lequel elles sont censées se fondre et disparaître à la vue n’a rien des ambiances visuelles de la brousse ni de celles la jungle amazonienne, africaine, ou asiatique. Pourtant, dans les gares et les aéroports où dominent les motifs publicitaires, les informations visuelles de toute sorte et les enseignes, c’est la tenue de camouflage dite « de brousse » qui est de rigueur, toute en camaïeu de vert, de jaune et de brun. Cela n’est évidemment pas destiné à faire disparaître les patrouilles de la vue mais, au contraire, à les mettre en évidence. Si bien que le camouflage, dans ce cas, commence par la mise en évidence de ce qui ne devrait pas être vu de façon à rassurer tout le monde. Et c'est bien ce qui devrait inquiéter, car si les patrouilles de surveillances sont à ce point repérables, il est à craindre qu’on puisse facilement échapper à leur surveillance et à leur capacité d’intervention. Il faut donc imaginer que leur ostentation cache quelque chose si l’on veut croire que nous sommes efficacement protégés dans les gares et les aéroports. Par exemple par des patrouilles, réellement camouflées celles-là, échappant à notre regard et opérant à l’ombre des premières volontairement spectaculaires. Un peu dans le style habituel des prestidigitateurs. Ces patrouilles-là seraient, elles, absolument invisibles, car habillées de manière à se fondre dans le décor de la librairie-magasin de journaux du fait de la reproduction partielle sur leur battle-dress du rayon des illustrés pour enfants, du bas du présentoir de la presse du jour et, sur le pistolet mitrailleur, de fragments de publicité pour le dernier prix Goncourt.

La politique du camouflage

Mais venons-en à présent au rapprochement entre camouflage et politique, et tâchons d’y appliquer ces critères. Bien sûr on voit assez vite se former l’image d’un politique prédateur à l’affût des voix, des militants et des soutiens de toute sorte, avançant avec prudence pour éviter de choquer par ses propos intéressés et ses mouvements d’approche, et prêt à passer pour autre pour en arriver là. C’est une figure classique et chacun trouvera facilement dans sa mémoire, même la plus récente, de quoi l’illustrer. Le fond ici est d’éviter de trahir la présence du politique chez le politique, et de donner à la prise de contact une tout autre allure et une tout autre finalité que celle que l’on sait être devenue la crainte de tous : l’enrôlement, et pire peut-être, sa photo dans la presse locale du lendemain avec le candidat, le maire, le député ou le ministre en visite.
Le candidat politique se sait fui par l’électeur, craint comme le faisan craint le renard et la grenouille le serpent ; il connaît chez lui la vivacité de l’instinct de fuite qui l’anime et le tient sur ses gardes. D’où cette tentative courante chez les politiques de faire en sorte de camoufler la politique, de cacher ou faire disparaître le profil politique qui est le leur, de s’habiller en travailleur près des usines, en jeune entrepreneur ou en retraité sur le marché, en médecin dans les maisons de retraite. Une propension devenue mécanique à force de faire semblant de s’intéresser à autre chose : « Il fait un temps superbe, hein ? Vous irez à la plage avec les enfants ? Vous avez bien raison... », etc.
Mais ce qui vient spontanément à l’esprit, quant au rapprochement de ces deux mots, c’est le fait que bien souvent – pour ne pas dire habituellement par ces temps – le programme du concurrent se retrouve intact sous d’autres formes d’habillage, dans le vocabulaire et les propos des concurrents, ce qui contribue en un premier temps à une confusion proche de l’effet d’emboîtage gigogne déjà évoqué. Il en résulte que l’on peut ainsi reprocher à un candidat un point ou même un vaste pan de son programme, qu’il peut tout aussitôt dénoncer en tâchant de vous convaincre que vous avez mal lu, mal compris ou qu’il s’est mal exprimé et que tout cela ressemble si peu à lui et à ses convictions, qu’il est curieux que vous ne vous en soyez pas aussitôt avisé.

La disparition du camouflage

Reprenons maintenant les choses sous un autre angle : en réalité que signifie ici « les politiques » ? Sont-ils d’une nature si singulière ? Constituent-ils une espèce à part dans ce genre de démarchage ? Certainement pas. Ce ne sont pas spécialement « les politiques » – au sens d’une nature profonde qui serait particulière à la fonction – qui s’adonnent de la sorte au camouflage pour approcher l’électorat : ce sont des prédateurs ordinaires qui revêtent une tenue admise comme celle du politique, et le langage qui va avec, le bruitage, en quelque sorte, pour évoquer le pouvoir et ses mérites sur une population crédule et fatiguée d’avoir à penser et discerner. Et qui pour cela, comme cela vient d’être dit, font en sorte de ne pas passer pour politique afin que l’électeur potentiel se rendant compte de cette tentative de camouflage comprenne qu’il a bel et bien affaire à un politique, et peut-être même à un politique plus vrai que les autres puisqu’il se cache.
Quant au langage politique lui-même – cette façon convenue, et presque aussi facile à reconnaître que le langage météo, de parler d’une manière faussement abstraite de choses concrètes et faussement concrète de choses abstraites - ne serait-il pas en fin de compte une imitation perpétuelle de quelque chose de disparu ? Ne serait-il pas, à l’instar de la lumière qui nous parvient aujourd’hui d’astres morts et éteints depuis des millions d’années, une forme fossile persistante, ce qu’il reste du parler, de la geste et de la tenue du politique lorsqu’il n’est plus qu’une imitation et que même le référent en a disparu, sorte d’invocation par la répétition de ses formules de style, si possible les plus caractéristiques, les plus roboratives et les moins crédibles d’un monde englouti ? En quel cas le système de camouflage employé ne serait-il pas moins destiné à camoufler le prédateur en question qu’à attirer la compassion et la sympathie de l’électeur – somme toute toujours enclin à préserver ce qui est malade, abandonné, en ruines – pour le représentant d’une espèce moribonde sinon disparue ?

Le réalisme du camouflage

Mais on peut voir l’usage du camouflage en politique sous un autre angle bien plus réaliste encore, disons, plus cruellement réaliste puisqu’il s’agit là du dernier bastion ou la réalité existe : la téléréalité. Sous le titre, provisoire à ce qui en est dit, de Monsieur et Madame Tout-le-Monde, se prépare une série de quatre émissions de télévision pour 2015 dont le contenu est précisément basé sur le déguisement de personnalités politiques de droite et de gauche immergées dans des situations considérées comme typiques des gens modestes. Le but affiché de la chose étant évidemment de teneur morale : mieux comprendre les souffrances et les difficultés du peuple, le ressort non affiché mais clair pour tout un chacun étant de suivre en détails ce jeu de dupes.
Depuis 2003, date de la première tentative en France chez TF1 de monter ce genre d’émission, puis en 2010 sur la chaîne parlementaire, l’assomption de l’inexorable vérité, de la rupture en l’homme politique contemporain et de son faux semblable populaire, est en route. Déjà le fait qu’il en soit non pas un membre mais la représentation aurait dû mettre chacun en alerte, pourtant on continue de s’en étonner : voici que les représentants ont perdu de vue leur modèle originel, voici que les responsables politiques d’un régime de pouvoir « du peuple, par le peuple et pour le peuple » ne savent plus qui est le peuple et comment lui ressembler. Alors ils se déguisent, évidemment, et surtout ils décident de faire de ce déguisement un spectacle à rebondissements. Mais ce qu’ils disent de la finalité de tout ce spectacle devrait porter à dresser l’oreille : sont-ils réellement aussi loin du peuple qu’ils le disent ou cachent-ils derrière cette formule – qui, en dépit de l’accusation qu’elle comporte ne manque pas d’un certain prestige au parfum d’aristocratie – une réelle incapacité à répondre aux problèmes qu’ils connaissent par ailleurs fort bien ? Et si cette mascarade, au sens littéral du terme, n’était activée en réalité que pour cacher l’essentiel, c’est-à-dire à mieux cacher le fait que ce qui n’existe pas c’est la représentation du peuple dans l’exercice du pouvoir et non l’ignorance des vrais problèmes par ses élus, ignorance ici avouée donc en quelque sorte à moitié pardonnée ? C’est plutôt de l’insatisfaction populaire devant le peu de résultats des politiques qu’il semble plutôt être question ici de se faire pardonner.

La technique du lièvre

Reste pour finir la technique du lièvre : la disparition métaphysique, l’invisibilité de ce qui est trop évident si bien illustrée par Edgar Poe dans sa nouvelle : La Lettre volée, et que pourrait résumer cette sentence abusivement attribuée par l’auteur à Sénèque : « Nil sapientiae odiosius acumine nimio » - Rien, en fait de sagesse, n'est plus détestable que d'excessives subtilités.
Je disais dans le livre précité à propos de la pratique du camouflage dans la chasse à l’arc : « Le plus étrange, le plus vertigineux, c’est le mode de camouflage du lièvre. Dès qu’il se sait surpris, il ne bouge plus : les oreilles dressées, les yeux fixes, il fait semblant de ne rien regarder, de ne pas vous voir. Car, pour vous convaincre qu’il n’est pas là, il faut qu’il en soit d’abord lui-même comme convaincu. Le principe de base est que, puisqu’il n’est pas là, il n’a aucune raison de fuir ni de vous regarder. Comme on le fait pour les gendarmes en passant au feu orange. Mais avec lui, cela marche toujours : on ne le voit pas alors qu’il est là, au beau milieu du champ, occupé à vous regarder tout en faisant semblant de ne pas être là. »
Présenter au public l’image la plus vide possible, la plus dénuée de sens et de profondeur qui se puisse imaginer, la personnalité la plus creuse, la plus fuyante, la mieux noyée dans l’uniformité. Aller pour cela jusqu’au détail vestimentaire de cette insignifiance, porter en campagne électorale un survêtement de jogging de coton gris clair de marque absolument universelle tel qu’on le rencontre aussi bien dans les cités HLM des villes pauvres que chez les moyennement bourgeois des lotissements pavillonnaires, joggers acharnés à jeter leur santé dans la bataille pour garder leur emploi, ou chez les jeunes membres de cabinet-conseils et autres officines adeptes du vendredi, jour de dress-down et de décontraction statutaire et hiérarchique. Le tout si possible assorti de chaussures de sport affligeantes de banalité caoutchoutée et de soumission à la loi du nombre. Peut-être la seule façon de sauver sinon la politique du moins sa peau dans un monde où tout ce qui peut lui ressembler de près ou de loin à quelque chose d’un tant soit peu consistant a pour effet premier de vider les urnes. Car une seule chose compte ici : continuer par tous les moyens à exister. Quitte à se faire insulter, quitte même, s’il le faut, à ne plus faire du discours politique qu’un exercice subtil pour parvenir à ne plus rien dire du tout. On se souviendra de cette boutade admirable de Raymond Devos : « Alors le lendemain dans la presse, qu’en ont dit les critiques ? Hé bien, comme je n’avais rien fait ils n’ont rien dit. Mais en bien ! »

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