Elles s’appellent...

C’est toi, peut-être… Mais j’exagère… J’abuse, moi aussi. Ce n’est pas toi, bien sûr. Tu n’es pas un homme comme celui-ci, qui est odieux avec sa femme, qui la rabaisse et l’humilie, avec son sens de l’humour qui fait toujours mouche.

PAR MARIE VINDY, JOURNALISTE, ÉCRIVAIN ET PRÉSIDENTE DE SOLIDARITÉ FEMMES 21.

Elle porte le même prénom que moi, Marie. Elle est un peu plus jeune, elle a des enfants, deux beaux enfants. Ils auraient pu être les copains ou les copines des miens, d’ailleurs, elle aussi aurait pu être mon amie. De l’extérieur, Marie a une bien jolie vie. Elle a un métier intéressant, son mari une bonne situation, toute la famille vit dans une belle maison. Ils vont en vacances, à la mer l’été, à la montagne l’hiver. Marie, sur les photos du couple, sourit.

Mais quand, le soir, la porte d’entrée se referme, c’est toujours le même huis clos qui recommence, c’est l’enfer.

Elles s’appellent Marie, Delphine, Claire, Naïma, Jennifer, Geneviève, Inès, Samia, Corinne, Sandrine, Ouma, Channel, Françoise… Elles sont invisibles, elles sont quelque part, tu connais forcément l’une d’entre elles, ta soeur, ta cousine, ta collègue de travail, ton amie, ta voisine. Elles sont 216 000, peut-être 230 000, ou plus encore. Elles ont entre 18 et 75 ans. Elles sont victimes de la violence de leur mari, de leur conjoint, de leur petit-ami, de leur ex-mari, ex-conjoint, ex-petit-ami, ex-pacsé, ex d’un soir. Elles sont victimes de violences économiques, de violences psychologiques, de violences physiques. De violences sexuelles. Et il y a toutes les autres, celles qui n’ont pas encore atteint leur majorité, mais qui ont déjà été l’objet de la concupiscence d’un homme. Certains les considèrent seulement comme des choses dont
on peut jouir, au moins en fantasme, tandis que d’autres sont déjà passés à l’acte. Ils ont menti, manipulé, agressé, violé.

Leur déni est aussi grand que leur impunité.

Derrière les portes d’un appartement, d’une belle villa, dans une cité grise ou dans les beaux quartiers, l’intimité est un piège qui se referme, un piège ignoré de tous.

Tous ou presque. Les voisins ont jeté l’éponge. Ils ont déjà appelé la police, et pas qu’une fois. Au téléphone, ils ont entendu le gardien de la paix, ses soupirs, l’agacement, la promesse pas toujours tenue de faire quelque chose. Le même policier qui reste devant une porte close, imprégné d’un silence sourd comme un coup de pied dans les côtes et qui se dit que, finalement, si personne ne répond, c’est sûrement parce qu’ils se sont calmés. Sur l’oreiller, Madame et Monsieur se seront réconciliés. Jusqu’à la prochaine fois. La prochaine fois où Monsieur pourra violer Madame, derrière la porte close de l’appartement. La famille, elle, est aveugle. Aveugle à tous les signes. Aveugle aux marques cachées et aux excuses bidons. Ici une porte sur laquelle on se cogne, là un escalier trop bien ciré, ou ce lavabo qui a la fâcheuse manie de se trouver au mauvais endroit. Il y a les collègues de travail qui détournent le regard, la meilleure amie qui a disparu des écrans, lasse de répéter qu’il faut partir, lasse d’entendre les mêmes mensonges, de prêcher dans le désert. Lasse d’être prise pour une conne, et puis merde ! C’est son problème après tout. C’est sa vie.

Marie, elle est terrible… Elle a tout caché, des années durant, elle a porté le poids de l’enfer en silence, la tête haute. Pour ses enfants, pour sa famille, ses parents, pour celui qu’elle aime encore. Pour tenir debout, pour que la vie ait un sens malgré tout. Parce qu’elle a aimé un homme qui n’était pas celui qu’elle croyait. Marie, on a envie de la prendre par les épaules, de la secouer, de lui hurler dessus qu’elle est en danger, que ces enfants sont en danger, qu’elle ne les protège pas, qu’ils savent, qu’ils souffrent… Qu’ils ne sont pas seulement témoins de son enfer, eux- aussi sont en danger de mort, comme les 36  enfants morts en 2015, assassinés par leur père, juste après qu’il ait tué leur mère.

Elles s’appellent Fiona, Hind, Sonia, Lætitia, Coline, Chaima, Karima, Lola, Martine, Florence, Clémence, Océane, Catherine, Asma… Elles sont 86000 peut-être. Probablement bien plus. Elles sont muettes, tu
ne les vois pas, ce n’est pas inscrit sur leur front. Mais elles sont là.

Certaines parlent, si on veut bien les entendre. Si on leur fait confiance. Les traumatismes se manient, ils s’apprivoisent et, parfois, s’allègent.

Une femme violée toute les 6 minutes, en France, aujourd’hui. Ou toutes les 5 minutes... Certaines s’en sont accommodées. S’en sont accommodées parfois très longtemps. Même s’il reste toujours quelque chose, elles en ont fait une force qu’on ne manquera pas de leur reprocher. Il y a celles dont la douleur effacée a resurgi, aussi violente que si la scène du viol remontait à la veille, les mêmes odeurs, les mêmes sons, les mêmes absences. Il y a celles qui ont fini par se jeter d’un pont.

Tu les connais aussi, tu en connais même plusieurs. Tu le sais. Peut-être, pour l’une d’entre elles, ou pour deux, mais pas pour toutes. Tu ne sais pas que plusieurs femmes que tu fréquentes, que tu apprécies, ou pas, que tu aimes peut-être, ta femme, ta sœur, amie, ou ta fille, ont été victimes d’un viol, de plusieurs, ou de tentatives, d’agressions sexuelles ou de harcèlement.

Il y a les autres, aussi, que tu connais. Ton ami, ton poteau, ton frère. Ton collègue de travail, ton oncle ou ton père.

C’est toi, peut-être… Mais j’exagère… J’abuse, moi aussi. Ce n’est pas toi, bien sûr. Tu n’es pas un homme comme celui-ci, qui est odieux avec sa femme, qui la rabaisse et l’humilie, avec son sens de l’humour qui fait toujours mouche. Tu n’es pas un homme colérique et jaloux, un homme violent qui n’a pas supporté que sa femme le quitte. Tu n’es pas non plus cet autre, là, qui a de bien mauvais souvenirs de fac à cacher. D’ailleurs, non, ce n’est pas lui, de toute façon, c’est le groupe le responsable. Parce qu’un viol à plusieurs, finalement, c’est moins grave qu’un viol dans l’intimité d’une chambre à coucher. Ou l’inverse… On ne sait plus très bien, en fait.

Tu les connais, mais ce n’est pas toi. Tu n’es pas ces hommes-là. Tu n’es pas cet homme-là. Peut-on faire le pari, alors, que ton fils, lui non plus, ne l’est pas ? Que même durant quelques minutes, même en groupe, même face à une fille à la jupe trop courte et au maquillage provocant, face à cette fille qu’il connaît et qui a trop bu, es-tu réellement certain que ton fils ne sera jamais cet homme-là ?

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