Heureux les créateurs ?

Spécial FIAC. L’art à l’âge postmoderne, ses amis, ses faux amis, ses ennemis

Créativité intense, nombre record d’artistes, d’expositions, de foires, de publications afférentes et de revues spécialisées, agents en rangs serrés attachés à le mettre en valeur : l’art contemporain, en notre début du XXIe siècle, se porte bien. Cette excellente santé est réjouissante et l’est plus encore si l’on se souvient du ghetto culturel où il fut longtemps cantonné, jusqu’à ces effervescentes années 1980 qui changent tout et vont inverser la tendance. Alors le marché renaît, le musée s’ouvre, la pensée esthétique s’active avec ce résultat bénéfique, pour les créateurs : ceux-ci trouvent bientôt des interlocuteurs en nombre, des passionnés pour qui la cause artistique mérite que l’on s’engage.

Retour en grâce de l’art vivant ? C’est notoire, à bien des signes tangibles. La commande publique s’emballe et, avec elle, l’intérêt privé. L’institution artistique s’attache à déployer des stratégies soutenues d’élection de l’art vivant : elle densifie le réseau des centres d’art, multiplie programmes de résidences d’artistes et biennales… L’actualité, plus souvent qu’auparavant, se fait l’écho des fièvres du « système » de l’art, ici pour s’ébahir de ses audaces réelles ou supposées, là pour brocarder la fureur mercantile qui y règne, les records de prix qu’on y enregistre. Fin, pour les créateurs, de la solitude créatrice. Bienvenue dans la nouvelle économie symbolique de la fraternité culturelle.

L’art contemporain va bien, donc. Faut-il, plutôt que s’en réjouir, le déplorer, et désirer qu’il aille mal ? Assurément non. On ne serait parfois pas mécontent, toutefois, qu’il mène sa barque autrement.

Le succès d’une formule peut être l’expression d’une perversion, d’une évolution contestable. Aussi vrai que les pouvoirs n’existent que pour durer et que les potentats, plutôt que déchoir, préfèrent sédimenter leur position de commandeurs, quiconque occupe dans le monde de l’art une position éminente a tôt fait de la garder. Aux fins, s’entend, de la renforcer. Cette position éminente, pour le sens commun, devrait revenir à l’artiste, premier maillon de la chaîne créative, celui par lequel tout commence et grâce à qui tout ce qui vient après la confection de l’œuvre s’avère possible : son exposition, sa célébration, sa vente, sa collection. L’artiste est le créateur, l’instance première de la production artistique, l’individu-roi par qui la formule poétique (le bien de ceux qui « font » : je crée) advient à l’esthétique (le bien des spectateurs, ceux qui « prennent » : je ressens). Pour le dire en coupant court : la bonne norme serait que l’artiste ait le pouvoir, et non d’abord ceux qui gravitent autour de lui.

L’artiste contemporain est moins seul que jamais. Il n’a au vrai que des amis, entre serviteurs dévoués et admirateurs transis. Critiques d’art, commissaires d’exposition, marchands, collectionneurs – tout ce beau monde le requiert, efficace si possible, et conciliant tant qu’à faire. Un beau monde de parasites, de charognards intéressés et pressés d’exploiter son sang fertile ? Assurément non. Chacun de ces acteurs, dans le « système » de l’art, a sa place, toujours structurante. Certains orientent le goût quand d’autres le construisent, le consacrent, le monnayent ou le confisquent à leur profit. Faut-il le rappeler : la création artistique n’est en rien un « pour soi ». Le simple fait qu’elle s’offre au regard d’autrui la définit d’office comme une pratique publique, serait-elle concoctée dans l’intimité d’un atelier ou d’une conscience claquemurée dans ses propres obsessions.

Quel constat la période récente, pour autant, impose-t-elle ? Ceux qui gravitent autour de la création artistique ont sans doute pris trop d’ascendant sur celle-ci. Et acquis à la fin trop de pouvoir. Non dans un but de domination, de contrôle directif voire coercitif. Plutôt, à toutes fins de faire valoir leur conception, leur Weltanschauung, aurait-on ourlé jadis, du temps du vieux Hegel – leur « représentation du monde ». Et ce, non sans moyens, à commencer par la détention de l’espace critique (revues, médias), de l’espace d’exposition (lieux d’art contemporain, biennales), de l’espace institutionnel (aide à la création, résidences d’artistes, commande publique), de l’espace matériel enfin (galeries, collectionneurs).

Installé au cœur de cette « fabrique » des points de vue sur ce que l’art doit être, sur la forme qu’il devrait élire, sur la meilleure façon de le présenter au public, l’artiste n’est plus le seul à avancer ses options, sa matière grise et son offre plastique. Le voici devenu non plus un décideur mais un outil. Celui à qui l’on suggère, celui de qui l’on attend, celui que l’on met sous conditions (d’obtenir une aide à la production, une exposition, une vente) sur fond d’instrumentalisation croissante. Instrumentalisation, il convient de le préciser, passant dorénavant de plus en plus pour naturelle lors même qu’elle résulte d’un amoindrissement de pouvoir. Rassurons-nous toutefois, ceci s’accomplit sans brutalité, sans gros bras se présentant bâton au poing à la porte de l’atelier. Que des sourires, uniquement des amabilités, le plus clair du temps. Le friendly avant la tension. Âge de l’intégration consentie – plus ou moins.

Le mieux, ennemi du bien ? On peut le craindre. Comment ne pas entendre en effet, par les temps qui courent, ce bruit de fond à mesure plus audible, plus entêtant, plus énervant, l’accroissement du pouvoir des acteurs périphériques au monde de l’art au détriment de la création même, en tendance assujettie. Heureux les créateurs ? Heureux les artistes de notre début du XXIe siècle, endurant le développement d’un système-expert dont ils deviennent bon gré mal gré un élément minoré ? Le fait est : l’art contemporain irradie mais la mariée pourrait bien être trop belle, et quelque peu perverse.

Prochaine publication : Heureux les créateurs? (Editions La Muette)

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