Quand on vous croit omnipotent, on vous rend responsable de tout, même de vos propres turpitudes. En Afrique, le pouvoir français a tout à perdre, plus grand chose à gagner, car il est suspect.
PAR LAURENT GUILLAUME, ÉCRIVAIN ET SCÉNARISTE, ANCIEN POLICIER, PRIX DES LECTEURS DE SANG D’ENCRE.
La première fois que j’ai mis le pied en Afrique subsaharienne, c’était au Tchad en 2002. Ce fut un choc incroyable, une révélation. Je suis tombé amoureux du continent noir. Instantanément. Depuis je n’ai plus cessé de le parcourir, surtout sa partie occidentale. J’ai même vécu au Mali pendant 4 ans en tant que coopérant, conseiller du directeur de la police judiciaire. J’ai participé activement à la création de l’Office centrale des stupéfiants, un service interministériel chargé de lutter contre les trafics et les réseaux internationaux de drogue dans le cadre d’un projet de coopération. J’ai participé à la construction du laboratoire de police technique et scientifique. J’ai conseillé le DPJ, j’ai été impliqué dans des enquêtes criminelles en soutien de mes collègues maliens. À mon retour en France, fin 2011, j’ai ressenti comme un déchirement. Le choc culturel du retour a été très violent. La morosité, le froid humide, les nuages bas. Les gens qui geignent… Peu de temps après, je me mettais en disponibilité de la police judiciaire pour me consacrer à mon envie d’écriture. Deux ans plus tard, un ancien camarade de la police judiciaire travaillant désormais pour l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime) me sollicitait pour l’accompagner au Mali afin d’y dispenser une formation sur la lutte contre la criminalité organisée. Je n’hésitais pas une seconde, l’Afrique m’avait tellement donné, tellement manqué. L’expérience était concluante et l’on me proposa de la pérenniser en devenant officiellement consultant « Law Enforcement » de l’ONUDC. Depuis je parcours l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Centrale pour le compte des Nations Unies. Il n’est rien que j’aime plus que barouder dans cette région du globe. Mais quelque chose a changé. Je ne suis plus le capitaine de la police française, une sorte de grand frère postcolonial, un tuteur de l’ancienne puissance conquérante. Je vois les choses avec plus de clairvoyance qu’auparavant.
Lorsque j’étais encore en poste à l’ambassade de France, j’ai le souvenir de mes collègues des affaires étrangères disant qu’ils rentraient en métropole avant de prendre l’avion d’Air France pour Roissy. En métropole… le Mali réduit à un territoire d’outre-mer. Les discours étaient paternalistes, parfois ouvertement racistes. Tout contribuait à ce mirage colonial, les structures administratives calquées sur les nôtres, les grades identiques dans la police et l’armée, les noms des rues, la langue française un peu surannée… Mais ce n’était qu’une illusion dont nous nous bercions.
J’observais que les mines d’or étaient aux mains des Canadiens, des Sud-Africains, que la coopération médicale était cubaine, que les Chinois étaient partout sur les chantiers de construction. Ils bâtissaient et bâtissent encore les grands ouvrages d’art comme le troisième pont enjambant le Niger, le pont de l’amitié… Le pont de l’amitié sinomalienne. Désormais l’Afrique n’est plus sélective dans ses amitiés. La France doit partager et il lui reste la portion congrue.
Alors certes, il y a Areva au Niger, Bolloré en Côte d’Ivoire et des intérêts économiques saupoudrés un peu partout sur le continent, mais à peine plus que ceux d’autres puissances prédatrices. On est loin de la France se taillant la part du lion. Le terrorisme salafiste, la piraterie dans le golfe de Guinée, au large de la Somalie, les printemps arabes, le conflit libyen, la mondialisation, ont rebattu les cartes. Il est loin le temps de l’omnipotence des réseaux Foccart, même si le corps bouge toujours. À mon sens cette relation franco-africaine dépasse le simple affairisme. Contrairement à ce que prétendent certains, ce n’est pas qu’une question de pognon. Probablement que la France n’a jamais fait le deuil de l’AOF (Afrique-Occidentale française) et de l’AEF (Afrique-Équatoriale française). La Françafrique c’est la nostalgie de notre grandeur, lorsqu’on l’aura enterrée, on ne sera plus qu’une puissance moyenne en déclin qui tente de se faire entendre dans le brouhaha de l’ONU.
C’est d’ailleurs symptomatique lorsque l’on analyse le comportement de nos chefs d’État. Les deux derniers ont annoncé vouloir mettre un terme à ces pratiques, à ces relations « incestueuses » puis ont fini par s’y adonner assidument, Nicolas Sarkozy en réactivant les réseaux Foccart avec l’aide de Robert Bourgi (fameux avocat porteur de valises) et François Hollande en y menant deux guerres afin de se racheter une virilité. Donc les magouilles continuent, mais les enjeux sont moindres, la France à fric est mise à mal. Il s’agit désormais moins d’une question d’argent que d’une nécessité d’assistance, une obligation morale et stratégique. À ce titre les interventions au Mali, et en République centrafricaine sont révélatrices. Quel autre choix avait Hollande, sinon intervenir ? N’étions-nous pas les seuls à avoir des bases militaires dans la région ? Les seuls à pouvoir s’interposer ? Les mêmes qui crient à l’ingérence en brandissant le spectre de Foccart auraient hurlé à l’indifférence criminelle si la France avait laissé se perpétrer les massacres. Les peuples africains, dans les premiers temps des interventions agitent des drapeaux français qu’ils brûlent quelques mois plus tard en accusant l’ancienne puissance colonisatrice de tous les maux. Quand on vous croit omnipotent, on vous rend responsable de tout, même de vos propres turpitudes. En Afrique, le pouvoir français a tout à perdre, plus grand chose à gagner, car il est suspect. Le bon sens voudrait que l’on se désengage de ce continent, progressivement mais ce serait oublier les expatriés français installés par milliers dans des zones devenues dangereuses. La France s’est piégée elle-même. Tant qu’elle comptera sur l’uranium nigérien, tant que la diaspora française et les bases militaires seront aussi présentes en Afrique, tant qu’elle aura le besoin de rayonner à l’international, rien ne changera. Et rien n’empêchera le prochain locataire de l’Élysée de faire comme ses prédécesseurs malgré ses dénégations et ses promesses de rupture, car, au fond, il n’a pas vraiment le choix.