L’art au risque du politique

Spécial FIAC. S’interroger sur les relations entre art et politique peut suivre de nombreux axes, selon que l’on se place d’un point de vue esthétique ou social, que l’on se concentre sur la dimension citoyenne ou sur l’engagement, que l’on vise les chefs-d’œuvre ou les pratiques.

L’artiste a souvent été un acteur de son temps, de David à Picasso en passant par Courbet, mettant son art au service d’une cause ; le musée du Louvre ouvre en pleine révolution. Mais si les mouvements politiques, le parti communiste en particulier, se sont souvent vantés d’adhérents prestigieux (écrivains, peintres, dramaturges), ce n’est plus le cas aujourd’hui : la droite n’a jamais su attirer, tandis que la gauche, qui s’appuyait sur sa dimension utopique et humaniste, a aujourd’hui perdu toute lisibilité.

Deux discours stigmatisent la prétendue neutralité des artistes. Le premier considère creux l’art contemporain. Cette critique, établie au cours des années 1990 (notamment sous la houlette de Baudrillard), pointe le cynisme et l’auto-référencement stérile de l’art. L’exemple invariablement mis en avant est celui de Jeff Koons (parfois accompagnés de Damien Hirst et Murakami), jouant sur la vacuité de la société de consommation, mêlant art populaire et avant-garde. En général résumé à un ballon de baudruche en métal, son travail sert à démontrer que les artistes sont de grands enfants. Mais cet artiste est en général le seul connu et donc cité des auteurs – un peu comme si parler de Johnny Halliday suffisait à déclarer que la musique est morte.  Ils lui opposent l’art d’avant Duchamp, celui où le savoir-faire était synonyme de vérité et d’implication, alors que les artistes d’aujourd’hui seraient incompétents et manipulateurs.

Le second discours, informé celui-ci, pointe l’absence d’implication ou de visibilité des artistes dans l’actualité. L’exposition Micropolitiques par Paul Ardenne et Christine Macel en 2000 au Magasin de Grenoble affichait la fin de l’héroïsme de l’art politique et le goût de la relativité, prenant acte de la fin des utopies. Les plasticiens sont rarement à l’origine de mouvements de fond, des déclarations, de dons importants à des fondations humanitaires, on les voit peu à Calais ou à Nuit debout. Un article récent, « l’art désengagé* », partait du postulat que le monde de l’art recherche avant tout la sérénité : les collectionneurs sont rarement à l’ultragauche, les foires qui leur sont destinées restent sages, et les musées ne prennent pas le risque d’expositions politiques, clivantes et attirant peu de public. Mais cette analyse se place du point de vue du marché de l’art, sans tenir compte des préoccupations politiques tout aussi présentes mais moins visibles des artistes, critiques, conservateurs, etc.

Par ailleurs, certains artistes médiatiques se sont fortement investis, jonglant avec leur liberté et les symboles, générant parfois un soupçon d’opportunisme. Le Chinois Ai Weiwei, dont les prises de position l’envoyèrent 81 jours en prison, tente d’attirer le regard du monde sur la situation des migrants sur l’île de Lesbos et envoie au vernissage de sa première exposition à Paris une représentante en burkini. Bansky, dans la bande de Gaza et à Calais, pointe des situations humanitaires inacceptables, mais se tient à distance des institutions, préférant l’espace public.

Les musées, lieux symboliques, présentent régulièrement des expositions à contenu politique, depuis la tristement célèbre Art dégénéré, conçue par les nazis pour prouver la décadence des bolcheviques et des juifs.  Le Centre Pompidou organise une partie de ses collections autour de Politiques de l’art, le prix Rauschenberg est décerné à des artistes activistes, le palais de Tokyo organise les Alertes, « réagir au fil brûlant de l’actualité, qu’elle soit politique, économique ou émotionnelle ». La programmation du Jeu de Paume menée par l’Espagnole Marta Gili, née sous Franco, s’illustre particulièrement, de l’œuvre de l’artiste Bruno Serralongue à l’exposition Soulèvements en octobre par Georges Didi-Huberman.

Les musées prennent toutefois des précautions. Ils évitent des œuvres pouvant générer des dégradations ou des protestations violentes, ou les contextualisent. Les risques sont réels. En 2009, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris présente le photoreportage de Kai Wiedenhöfer distingué par le prix Carmignac Gestion, sur les victimes civiles dans la bande de Gaza. L’exposition avait été perturbée par un groupuscule radical pro-israélien, alerte à la bombe inclus. Le musée national de l’histoire de l’immigration a choisi de ne pas traiter l’actualité dans ses expositions, privilégiant le temps long de la réflexion, sur celui de la réaction à chaud. Ainsi, l’exposition Frontières abordait en 2015  la question des migrants, mais sous un angle historique et territorial, non politique. Le musée est un lieu qui abstrait les œuvres du tumulte du quotidien, au risque parfois de faire perdre le sens de leur insertion dans le monde.

Les précautions sont même parfois disproportionnées. En 2015, le directeur du musée d’art contemporain de Barcelone décida de retirer une sculpture de l'ancien roi espagnol Juan Carlos chevauché par une féministe elle-même sodomisée par un chien, pour prévenir « les conséquences des possibles lectures » de l’œuvre. Face au scandale généré par cette censure très royaliste, il démissionna.

L’élaboration d’une exposition sur un pays où le gouvernement exerce un contrôle est une gageure. En 2014, le musée d’art moderne de la Ville Paris présentait Iran 1960-2014 – Unedited History. Préparée durant une période où le pays était sous embargo, dirigé par un gouvernement religieux autoritaire, les obstacles furent nombreux : autorisations de visites d’atelier limitées, « guide » dirigeant les commissaires (qui ont complété leurs recherches de manière moins officielle). Les artistes eux-mêmes sont habitués à ne pas aborder tous les sujets, pour ne pas prendre de risques. Toutes les œuvres ne purent quitter le pays. L’exposition, saluée comme ouvrant sur une scène quasi inconnue, fit toutefois polémique, comme trop proche du régime pour les uns, ne montrant que les côtés négatifs pour d’autres, mettant les artistes favorables au Shah et ceux favorables à la République Islamique sur le même plan, présentant une chronologie trop peu engagée, etc. Une exposition à contenu politique ne peut par définition éviter des partis-pris dont la gestion est complexe.

Mais la censure vient surtout… du monde politique. Ainsi, en 2010, le musée Picasso de Vallauris présentait une vidéo de Zineb Sedira dans laquelle une des protagonistes appelait les harkis « collaborateurs ». Devant les protestations d’associations d’harkis, l’artiste modifia la traduction dans le sous-titrage. Mais  le maire fit fermer l’exposition, sans en informer le directeur du musée, pour « risques de sécurité ». L’indépendance politique a parfois un coût pour les institutions. En 2004, le Centre Culturel Suisse accueillait une installation de l’artiste Thomas Hirschhorn, Swiss Swiss Democracy. Il y moquait la démocratie à la Suisse, et attaquait en particulier l’ultranationaliste ministre de la Justice Christoph Blocher. La conséquence fut un débat houleux  pour savoir si le contribuable suisse avait à financer un artiste le dénigrant à l’étranger. Finalement, le Parlement vota une baisse d’un million du budget de la fondation gouvernementale Pro Helvetia, qui finançait le Centre Culturel Suisse. Si l’œuvre a gagné en notoriété, elle a mis en péril le fonctionnement du Centre.

Cette censure politique se joue à une autre échelle dans les pays de régime fort. Les musées d’art contemporain, susceptibles d’être des lieux de libération de la parole, de critique, y sont inexistants ou fermés ; pour reprendre l’Iran, le musée d’art contemporain de Téhéran a été fermé au début de la Révolution. On pourrait enfin citer les actions de Daech, s’attaquant à toute forme artistique non conforme à leur vision du monde.

« Que peut politiquement l’art ? » reste la question de fond. Si Guernica, ou les fresques du réalisme socialiste ont soutenu des causes, c’est qu’elles se trouvaient dans un contexte propice qu’elles n’ont pas contribué à créer mais à nourrir. Un documentaire, un article de journal (sur les exactions en Syrie), des diffusions de documents (Wikileaks) sont plus mobilisateurs qu’un chef-d’œuvre : simplement parce que l’art n’a pas de vocation performative. L’art peut faire réfléchir, émouvoir, représenter, mais la dimension cognitive, l’engagement, le passage à l’action ne font pas partie de sa raison d’être, même s’ils peuvent en constituer une facette – l’art documentaire défendu par Dominique Baqué en est un bon exemple. Le « on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments” de Gide peut s’appliquer à l’art dans son ensemble. Jacques Rancière, dans Le Spectateur émancipé montre comment un message direct dessert une œuvre d’art, dont la force vient justement de l’ouverture au doute, à la création d’un dissensus, aux antipodes des certitudes politiques. La politique caricature pour emporter l’adhésion, l’art se nourrit de la complexité et de la poésie du monde.

* Roxana Azimi et Harry Bellet, Le Monde daté du 17 décembre 2015.

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