Spécial FIAC.
Il y a des mots qu’on a trop dits. Qu’on a asséché à force de les convoquer et de les prendre pour ce qu’ils ne sont pas (des mots performatifs), des mots qui finissent ratiboisés de la puissance politique dont ils étaient censés être les vecteurs, qui sont raccourcis, foutus. Il ne reste alors plus qu’à en inventer des nouveaux et avec eux se demander ce qui a bien pu déglinguer à ce point les anciens. C’est le cas de l’expression « communautés d’intérêts partagés » qui a fini par gagner un trop grand nombre de bouches d’acteurs de l’art et d’institutions artistiques. Si l’on peut se dire de prime abord que c’est bon signe, que ça tente de faire la nique au caractère élitiste dont s’est tellement vu taxé l’art contemporain, à y tendre l’oreille de plus près, on décèle dans le meilleur des cas une croyance naïve en la toute puissance de l’art, l’espéré grand sauveur d’une société fragmentée, et dans le pire, un populisme abruti qui n’a pour seule idée en tête que de faire cracher sa billetterie. Certes, c’est un portrait un tantinet caricatural que je vous fais là mais je le dis avec d’autant plus de calme que j’ai moi-même usé de ce terme avant de prendre la mesure du flou de mes projections. Alors il serait bon aujourd’hui de lui tordre ensemble le cou, ne serait-ce que pour tenter de déployer à nouveau une dynamique collective et des horizons véritables, rendus véritables par l’attention exacerbée qu’on consacrera à leurs limites.
Si on a tellement affectionné cette expression, c’est que face aux mascarades actuelles de nos représentants politiques et devant l’ampleur des chantiers passés et présents à réparer, on meurt du désir de conférer à l’art le pouvoir d’agir et de distribuer en vague dans notre société les armes d’une solidarité et d’un courage renouvelé. Sauf qu’à l’urgence des malheurs de notre monde il nous faut répondre, parce que c’est là sa réelle force de résistance, la temporalité vaste mais se ramifiant dans la lenteur et souvent via des voies détournées, de l’art et de la poésie. À trop vouloir faire de l’art l’endroit par excellence de production de ces « communautés d’intérêts partagés » on a oublié la délicatesse et la durée de transformation nécessaire à la fabrication de ces regroupements humains escomptés. On en a tout autant oublié le caractère essentiellement désintéressé de l’art, qui résiste à l’avalement d’une société happée par ses seuls intérêts à consommer. Dans la relation de l’œuvre au spectateur qu’il engendre, l’art cherche décidément autre chose qu’à dégager un « bénéfice ». À trop croire que les artistes en quelques coups de pédale surhumains seraient capables de rassembler les troupes et de produire du « commun », ont en omis l’importance du comment faire ce commun, de ses méthodes, de ses stratégies et de ses finalités. Par quel magique phénomène les artistes en seraient-ils les garants ? À moins qu’ils ne soient détenteurs du perpetual-motion food dont Alfred Jarry parlait dans le Sûrmale, capables de battre tous les records grâce à une technique de regénération des muscles pendant l'effort ? Que nenni.
S’il est donc contreproductif de faire de la communauté ou d’une participation tout azimut des mots d’ordre, et que ces dernières ne peuvent être proclamées ni constituées, ne serait-ce que parce qu’elles sont en devenir permanent, il n’est pour autant pas question de démissionner. Évidemment qu’il n’y a pas de société sans désir de fabrique de communs, et que l’acte de création peut s’avérer un formidable canal de constitution d’une pensée collective, d’un équipement renouvelé de nos cerveaux par perforation de nos réflexes rabougris et conservateurs, que l’infiltration d’une explosion poétique étend sa zone de déflagration dans nos âmes endurcies, et ainsi nourrit l’espoir de construire une société plus juste, plus ouverte, inventive et égalitaire, à rebours du système de marchandage de la peur et de repli sur soi qu’on nous vend toute la sainte journée. Évidemment qu’on y est particulièrement sensibles et attentifs aux Laboratoires d’Aubervilliers alors même qu’on se prend dans la figure l’écart gigantesque qui règne entre un public éduqué, averti et curieux venant le plus souvent de Paris, et les habitants d’Aubervilliers, en prises avec de grandes violences sociales et difficultés économiques, qui sont baignés de cultures et d’histoires multiples mais éloignées de celles le plus souvent véhiculées par l’histoire de l’art occidental, qu’on se demanderait bien ce qui pourrait les amener jusqu’à passer le porche sacré d’une institution artistique blanche immaculée, toute friche soit-elle.
Plein du désirs de déconstruire ces schèmes de relations établies et de modifier la nature des écarts existants, on consacre aux Laboratoires d’Aubervilliers toute notre énergie à accompagner des projets d’artistes qui sont à leur tour mus par l’envie de déglinguer les frontières et de renverser autant que faire ce peut les phénomènes de domination (notamment en connectant les histoires identitaires qui fondent notre société et en ramenant sur le devant de la scène celles qui ont été évincées). Mais il ne suffit pas de revendiquer une volonté d’engager des pratiques artistiques capables de générer des expériences collectives, ni de l’inscrire sur un support de communication pour que cela ait lieu. C’est dans le détail de chaque projet, dans le quotidien des rencontres que font les artistes, dans le déploiement d’une recherche qui rallie théorie et pratique, intentions et prises de risque, préférence pour les trépas contradictoires de l’âme plutôt que pour les bons sentiments de surface, qui est capable de faire de la place aux formes de savoirs intuitifs et de prendre le temps de l’expérimentation (et donc du lâcher prise) qu’une poésie pleine d’un potentiel d’altération du monde a une chance d’émerger. C’est aussi dans la manière dont l’équipe d’une institution s’engage auprès des artistes, dans le dialogue que chacun de ses membres est prêt personnellement à nouer avec eux, et leurs désirs à se laisser choir par le processus artistique en cours, par les perspectives communes que nous (artistes, équipe) nous nous serons dictés et dans l’effort commun à trouver les moyens de nos ambitions, que l’invention d’une forme peut avoir lieu.
Ainsi, lorsque Le Journal de Paris m’a proposé d’écrire un texte sur « les communautés d’intérêts partagés », je me suis dit que c’était l’occasion de faire un pas de côté par rapport à ce qu’on attendrait d’un projet qui remplirait a priori tous les critères d’une bienséance sociale et arborait une surface inoffensive (celui par exemple d’un grand rassemblement spectaculaire aux traits tirés de la gaîté), pour privilégier un projet qui aurait au contraire l’intelligence de sa discrétion, qui ne déclarerait pas en amont ses intentions, préfèrerait avancer masqué plutôt qu’à gros sabots, par petites touches, tentatives et creusement de sa vulnérabilité et par là même nous donnerait l’occasion de faire des expériences esthétiques comme nulle autre pareil.
C’est le cas du projet « common infra/ctions » des plasticiens Silvia Maglioni et Graeme Thomson qui, comme ils le définissent eux-mêmes, « combine l’idée d’infraction, dans le sens de la rupture de règles et de codes établis, qui puisse faire infraction dans l’imaginaire du quotidien, avec celle d’action infra comme forme d’intervention qui se déroule en deçà et au-delà du domaine de l’action, sur les marges de la perceptibilité et au seuil d’un espace qui pourra amener à la fabrication de pratiques et d'usages communs. » Depuis le début de leur résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers en novembre 2015, leur recherche a abouti à un certain nombre de propositions publiques. Un comité nocturne d’abord, qui propose, autour de fragments cinématographiques, tantôt montés en un nouveau film ou en un jeu de cartes de tarot divinatoire, de faire l’expérience de visions et de productions de récits collectifs qui passent par la déconstruction de l’usage du cinéma.
Héritiers de Deleuze et Guattari, férus de micropolitiques, leur pratique n’a de cesse de poser la question d’un possible fonctionnement politique à un niveau infra ; l’infra considéré en tant que méthode et lieu de résistance aux structures figées et à l’objectivisation. Portant une attention accrue aux dispositifs (qui installeraient la distance magique entre la proposition artistique orchestrée par les artistes et la place du spectateur), ils aménagent à chacune de leur proposition formelle une situation conviviale qui puisse favoriser la fabulation collective et amener chacun à déconstruire ses automatismes du regard et de la pensée. C’est avec et dans le cinéma, qu’ils considèrent comme le site idéal d’émergence d’une image mineure, qu’ils cherchent à nous donner accès à un état de conscience altéré.
S’intéressant aux « débris communs de l’inconscient collectif », Maglioni et Thomson ont ainsi par exemple proposé aux spectateurs d’occuper ensemble un espace propice à un somnambulisme productif, soit « Toute une nuit » que nous avons passée aux Laboratoires d’Aubervilliers. Nous formions alors un « Comité nocturne » qui vaquait à travers des propositions visuelles, sonores et de lectures collectives. Ils ouvrent également à l’automne 2016 un Centre de désapprentissage de la langue qui se déroulera selon des événements publics et des ateliers de déconstruction de la voix et du son. Enfin, ils préparent pour 2017 un film inspiré de Les oiseaux d’Aristophane, cette comédie pétulante qui au-delà d’une condamnation en règle de la méchanceté des hommes et de la complicité égoïste des Dieux, fonde une nouvelle cité heureuse dotée d’une communauté sans procès, ni exactions, sans délateurs, politiciens, imposteurs exploitant la crédulité publique. Ce texte ancien magnifique, plein d’inventions de mots, qui vibre selon une cadence particulière et faisant rouler et roucouler la langue, résonne en effet avec le prochain film de Maglioni et Thomson qui constituera à son tour une ode à l’affranchissement et à la fabrique de nouvelles communautés. Après l’exil d’une Grèce en crise vers une île à l’écosystème très singulier (La Gomera), où se pratique encore aujourd’hui une langue sifflée, une communauté quitte le grec ancien pour la langue des oiseaux, jusqu’à tenter de reformer sur place une communauté en inventant une nouvelle langue codée.
Il est aussi intéressant de noter combien ces deux artistes ont pris part à la vie et aux activités des Laboratoires et ont participé à les transformer. Très actifs par exemple aux ateliers de lecture qui scandaient notre programmation annuelle autour en 2015/2016 de la « Psychotropification de la société », ils ont également organisé lors de l’événement de clôture en juin 2016 l’atelier Idiorythm (and Blues) qui glanait des fragments textuels et sonores variés, pour proposer au public de s’en saisir et tenter de fabriquer un espace-temps multiple entre parole, musique, bruit et silence. Un atelier inspiré du « modèle de l’idiorythmie qui caractérisaient les monastères du Mont Athos décrit par Barthes dans ses leçons de « Vivre ensemble », des moines donc partageaient des moments collectifs tout en laissant la possibilité à chacun de suivre son propre rythme ». Maglioni et Thomson ont aussi mis en place des « Fiches de convivialité pour une bibliothèque vivante » qui encourage un échange autour de la bibliothèque des Laboratoires (constituée au fil des temps par les recherches des artistes en résidence) pour composer progressivement une communauté de lecteurs qui laisserait ses impressions d’expérience de lecture dans les livres. Par leur présence active et le déploiement sensible de leur projet, ces artistes nous ont aidés à tailler quelques lignes de fuite, œuvré au déploiement de nouveaux usages des mots, des images, des choses et de l’institution elle-même.
La garantie que l’art fasse un peu vriller l’état du monde actuel ne s’arrête pas à l’immédiateté de sa réception physique. La poésie ne s’écrit pas avec des mots d’ordre appris et digérés, ni avec le stylo de la morale. En d’autres termes, ce n’est pas la déclaration du caractère contestataire de l’œuvre qui en garantit son efficacité, ce n’est pas non plus le sujet social avancé qui en assure la portée sociale. L’art doit ouvrir sur ce qui nous dépasse et se dégager d’une bienséance collective. Il nous faut trouer, trouer des trouées paradoxales puisqu’elles ne peuvent échapper au présent qu’elles traversent, tout en faisant le pari, plein de doutes et d’ambitions cumulés, d’entraîner avec une transformation dont on ne pourra mesurer l’impact qu’ultérieurement et partiellement. La communauté qui émerge d’une œuvre d’art est de nature toute particulière, elle est de surface discrète et resserrée, elle aménage l’espace pour la surprise. L’art est un lieu de ressource et une sève de jouvence pour y boire de quoi renforcer nos désirs et puissances d’agir. Mais c’est en prenant le risque de la chute, de l’éclatement et de la dispersion, qu’une pensée critique, qui se distingue foncièrement du discours politique et peut ainsi le mettre en branle, jaillit. Comme le dit l’écrivaine Noemi Lefebvre, il est important de faire moins de mondes mais des mondes véritables.
(Les citations sont de Silvia Maglioni et Graeme Thomson)