Olé, olé ! Ola !

Il y a donc une véritable violence, une ambiviolence entre la facilité imaginaire de se sentir marseillais dès que l’on arrive dans la cité phocéenne et l’impossibilité tectonique de la greffe. Avant d’être opérationnel et de pouvoir valider sa présence par l’arborescence de son entregent, il faut du temps.

Par Emmanuel Loi, écrivain

En quoi Marseille est-elle révolutionnaire ? Dans la mesure où elle ne supporte aucune évolution, principalement. Port ouvert et éventré à
toutes les influences, le changement perpétuel est tel qu’il amène à l’inertie, rien ne valse car tout est immuable. Les rapports de force,
l’algorithme du pouvoir, la géométrie dans l’espace des influences et des réputations. Chacun à Marseille possède un sonar personnel qui
lui indique, dans sa sphère, la hauteur des récifs et l’aire où il peut naviguer. La ville apparaît tel un sanibroyeur performant qui se modélise
autrement qu’à Bombay ou Mexico.

L’agglomération contient des milliers d’adhérences. Le corps social est vascularisé au maximum et les poches de résistance s’enkystent autour de polémiques locales microcéphales. Le cirque, le barouf pour une cage d’escalier mal repeinte, le tintouin pour une femme de service à l’école qui a oublié un cache-nez, un mot de travers pour tous les corps traversés par les mots.

En quoi Marseille est-elle si loquace, occasionne tant de paroles ? Parce qu’il ne s’y dit rien. Le principe d’accointance prime, la connivence
ne peut être immédiate car l’impromptu est corrodé, le nouveau venu n’a pas fait ses preuves, il n’est pas lié, ne doit rien à personne pour
l’instant et n’a donc qu’une valeur tout à fait relative.

Le statut d’étranger est particulier dans ce bouillon d’identités où l’Autre n’est pas un vecteur de risque, son innocuité excite une curiosité toute
momentanée. Quel est son registre d’action, son empan ? Tout cet ensemble d’allégeances (« Tous ensemble Tous ensemble » est le cri de ralliement des supporters de l’OM) n’est pas uniquement esclavagiste et un facteur de servilité. Il agit comme un rite d’introduction à une communauté d’intérêts basée sur le service rendu. Tu me sers, tu m’es utile, je saurai à mon tour être à ton service. Chacun peut manger son avoine dans les limites de la pyramide sociale et de son appétit.

Le principe d’appartenance est lié à l’incorporation de l’acte d’obéissance aux codes. Les obédiences dans d’autres fiefs obéissent à des tectoniques spécifiques. Bordeaux, Toulouse, Nice, Lille, chaque citadelle a son cadre historique des appartenances. Le carnet d’adresses, le potentiel de connaissances ont d’autres fonctionnalités dans les capitales. Dans le magma de mégapoles de dix millions d’habitants, les réseaux et les flux marchent selon un différentiel d’opportunité très différent du système de chape agglutinante de type latin. Il y a un critère d’indistinction dans la gestion climatique des milieux en Méditerranée, le service rendu ne doit pas être « distingué ». L’espace relationnel lié à la compétence et à la productivité n’a rien à voir à Berlin ou à Marseille.

À Londres, Paris ou New York, l'emploi de la recommandation fonctionne aussi, il est souvent payant et s'avère un gain de temps. La connexion est alors souvent judicieuse. Dans le Sud, l›efficacité du placement n'a aucune importance, elle peut même être redoutée voire
suspecte. Ce qui compte et qui est compté, est l’endettement contracté. Il va falloir rendre un jour.

Les ports ont une longue histoire de brassages : les arrivants et les débarqués rejoignent la cohorte de ceux qui sont prêts à partir et qui ne partent pas. Grande est l’attractivité d’un lieu charnière entre terre et mer, entre accueil et départ repoussé, entre possibilité de faire son trou et croyance en l’intégration.

Les ports Valparaiso, Beyrouth, San Francisco, secrètent un étrange mystère quant à l’exil. Marseille n’échappe pas à la règle. Sa plus grande force réside dans son indifférence profonde à autrui ; tant qu’il ne dérange pas, qu’il n’interfère avec mes centres d’intérêt, l’Autre n’est pas bienvenu mais toléré. Pas besoin d’hostilité ou de dédain à son encontre, le milieu est ouvert car vacant, propice à la vacuité. Dès que la courtoisie est intéressée, elle porte un autre nom. Concupiscence, jalousie.

Il y a donc une véritable violence, une ambiviolence entre la facilité imaginaire de se sentir marseillais dès que l’on arrive dans la cité phocéenne et l’impossibilité tectonique de la greffe. Avant d’être opérationnel et de pouvoir valider sa présence par l’arborescence de son entregent, il faut du temps. Si tu ne rends pas moult services, si tu ne croises pas les lignes, tu n’es rien ou pas grand-chose. Cela procure un sentiment de toute puissance par rapport à la liberté, aux libéralités. Je dépends donc j’en suis. Si le principal moteur de la vie sociétale, c’est l’entraide, l’assistance même sans besoin, la souveraineté du sujet est soldée.

Le libre-arbitre advient alors une insanité, tout du moins une incongruité. Qui ne veut pas profiter de l’écran protecteur de l’affiliation est un mauvais joueur. S’il n’est que de passage, il n’encourt pas grand-chose. Par contre, s’il persévère à ne rien rendre et ne participe pas au jeu du furet et de la navette, il sera mis en chambre froide, saisi en douane.

En cela, Marseille est inégalable, reine plébéienne, elle déréglemente sa propre parole et absout toutes les différences : n’importe qui fera
l’affaire tant qu’il est n’importe qui. C’est la base du fascisme de la communauté orchestrée, l’espace anti-démocratique plébiscité qui fait
visiblement son charme et lui vaut tant de déclarations, dont celle-ci.

par