« Ma proposition est de penser que la scène de l’art sera une aide précieuse pour aider la démocratie à évoluer, si l’on accepte le fait que les artistes ont grandement contribué à inventer l’individualité, à placer l’individu, le citoyen, au cœur du projet politique, déclare dans un entretien au Journal de Paris, François Hers, artiste à l’origine du Protocole des Nouveaux Commanditaires, mis en œuvre depuis 1990 par un réseau de médiateurs artistiques européens à la demande de citoyens et avec le soutien de la Fondation de France. »
Que pensez-vous de la vie publique aujourd’hui ?
Nous sommes dans une période primitive de la démocratie, un projet dont je ne cesse de rappeler qu’il vient de naître, il y a deux siècles, ce qui est peu de choses en regard de l’histoire des hommes. C’est un projet de société qui succède à une organisation sociale identique depuis 10.000 ans, excepté le miracle grec, une organisation de la vie publique construite autour d’un droit divin, inamovible jusqu’au XVIIIe siècle.
À l’origine, la première expression de la démocratie contemporaine était l’élection de représentants par les citoyens, une démocratie représentative. Ce modèle est indispensable pour s’organiser et agir, mais je le trouve trop rustique, trop simple, insatisfaisant parce que les citoyens disposent d’une seule initiative, le vote. Ils ne peuvent intervenir dans les affaires publiques qu’en votant et ce n’est pas assez. Après tout, la politique est la manière dont une société choisit de s’organiser, réussit à formaliser une conception des relations entre ses membres. Elle propose une méthode, une méthode d’action. Mais aujourd’hui, ce projet politique est à mes yeux une folle ambition dont on ne sait encore comment la concrétiser ; il serait l’occasion pour l’individu d’échapper au rôle de victime ou de spectateur de l’histoire, de devenir un acteur à part entière. Le décalage entre cette ambition et la réalité est encore bien trop important pour laisser une chance à la démocratie.
Croyez-vous que de réelles alternatives puissent se substituer aux principes de la démocratie représentative ?
Je ne fais pas le procès de la démocratie représentative, qui est utile à la vie publique, je dis simplement que c’est un dispositif à enrichir, à complexifier. Il faut remédier aux imperfections de ce modèle que nous a légué l’histoire. Ma proposition est de penser que la scène de l’art sera une aide précieuse pour aider la démocratie à évoluer, si l’on accepte le fait que les artistes ont grandement contribué à inventer l’individualité, à placer l’individu, le citoyen, au cœur du projet politique. En effet, les artistes ont montré la voie de l’émancipation, n’ayant pas besoin de demander d’autorisation pour créer, inventer un langage, conquérir des formes, des interprétations du monde, une autonomie. Ils ont été ainsi aux avant-postes de cette révolution, comment est-il possible d’exister sans Dieu ni maître ? En produisant des œuvres, parfois provocatrices, en prenant beaucoup de risques, ils prouvaient qu’il était possible de devenir un individu indépendant, modelant à mesure, jusque dans les années 60, la figure de l’artiste, héros de son époque, chantre de la liberté d’expression. Ce sont les artistes qui ont fait de la scène de l’art un espace de réflexion, affranchi des modèles de pensée en vigueur et tourné vers l’action.
C’est pourquoi j’ai l’intime conviction que le renouveau de la politique aurait grand intérêt à faire de cette scène de l’art un laboratoire expérimental, afin d’y tester les nouvelles formes d’une démocratie d’initiative. Je l’appelle scène de l’art car elle est dévolue à l’émergence d’une œuvre que l’on retrouve n’importe où sur le territoire. Et je ne dis pas participative, parce ce que le mot est galvaudé, participation ne veut pas dire engagement ni capacité de décision. On peut participer à une réunion, ce n’est pas suffisamment explicite, une démocratie d’initiative est plus clair, un individu, à titre privé, devient porteur d’un projet en conservant la maîtrise de son ouvrage. L’enjeu est de comprendre comment un citoyen peut s’impliquer dans la vie publique, tout en restant conjointement décisionnaire.
Le protocole des Nouveaux Commanditaires s’est inspiré de ce raisonnement, comment permettre à la scène de l’art d’activer les principes d’une démocratie d’initiative, avec une méthodologie qui permette d’expérimenter la mise en œuvre d’un projet, en l’occurrence, dans ce cadre, la création d’une œuvre répondant à un besoin social, une salle d’accueil pour les familles en deuil d’un hôpital ou autres besoins. Je suis persuadé qu’il est indispensable d’apprendre aux citoyens à mener ce type de négociation, à assumer et partager plus de responsabilités, car la démocratie représentative ne suffit plus à gérer la complexité. C’est un système simpliste de délégation de pouvoir, d’où une crise importante de la légitimité politique, et ce n’est parce que les élus sont plus bêtes qu’avant, loin de là, seulement les citoyens constatent très souvent les limites de leurs actions.
Quels seraient les risques de faire de la scène de l’art un laboratoire pour initier les citoyens à cette nouvelle forme de démocratie ?
Ce sont avant tout des choix politiques, et des arbitrages financiers, des moyens équivalents à ceux consacrés à la diffusion de la culture. Cela représenterait un important investissement de créer à l’échelle d’une ville des dispositifs à l’usage des citoyens, pour qu’ils expérimentent à plusieurs la responsabilité assumée seule par les artistes pour imposer l’indépendance de l’individu. Ils pourraient alors porter à leur tour l’invention des formes, de dire avec une proposition la raison d’être de l’art. Ce serait un changement de paradigme, la citoyenneté redéfinie à l’aune de la création. Imaginez un élu offrant à ses administrés les moyens d’expérimenter de nouvelles responsabilités qui les engageraient publiquement, une sorte d’avant-goût de ce que pourrait être la vie politique animée par des engagements citoyens relevant localement les grands défis de demain, du réchauffement climatique, des réfugiés, des bouleversements géopolitiques, etc. Car, selon moi, négocier dans le champ de l’art à un niveau d’exigence élevé, avec des acteurs experts, implique un savoir-faire citoyen tout à fait réutilisable dans un autre domaine.
Mais la grande question que la démocratie va devoir affronter, qu’elle ne pourra pas esquiver, et cela risque de prendre du temps, comme la naissance de l’individu a mis des siècles à advenir, sera de découvrir comment faire cohabiter des intérêts différents en respectant les individualités, tout en faisant société. Un triptyque qui nécessitera du travail avant de pouvoir s’exposer. Dans une grande partie du monde, l’individu est désormais souverain, avec des cultures, des populations et des économies différentes. Autant d’acquis avec lesquels les initiatives de la démocratie de demain devront composer, pour se réinventer et maintenir intacte l’ambition fondamentale de ce projet de société, créer de la confiance et du lien parce que, à terme, le grand moteur de la création artistique pourrait bien devenir la société elle-même, une créativité collective et non plus individuelle.
C’est le modèle que je défends, même si l’artiste n’en n’est plus le point de départ.