Portrait de la politique par Jean de Loisy

Spécial FIAC. On ne peut pas emmener une population vers de la solidarité, une ouverture à l’innovation et à l’invention, sans la faire adhérer à un récit.

Par Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo, directeur artisitique de l'édition 2016 de la Nuit Blanche
Propos recueillis par Pauline Pavec et David d'Equainville

Journal de Paris. Quelle part de rêve la politique laisse-t-elle exister face aux contingences de la réalité ?

Jean de Loisy : Nous sommes loin d’avoir rêvé l’ensemble des transformations possibles de notre organisation sociale comme celles de la répartition des richesses et des services. Notre société continue de fonctionner sur des concepts hérités de la fin du XVIIIe siècle, vertueux parfois mais qui doivent être réexaminés. Les notions de travail, de troc, d’échange, de partage de la connaissance, la formation par les ainés, la reconception de l’éducation sont toujours analysés du point de vu de la dépense. L’économie est un moyen, pas un objectif, contrairement au bonheur, au bon usage du temps et à l’exercice des passions, au goût de la révolte et à l’aiguillon indispensable de l’indignation bienveillante, et au développement de l’intériorité. La curiosité est un ressort insuffisamment développé. La différence faite par l’usage entre le temps du travail, le temps pour soi et le temps du loisir, est artificielle. Ces trois régions de ce que nous sommes devraient être connectées les unes aux autres. La stimulation du plaisir de faire est un moyen d’y parvenir. L’aventure politique ne peut avoir lieu que sous le signe de ce plaisir qui fait aimer l’activité que l’on a et le groupe familial ou amical qui nous définit.

Journal de Paris. Où se situe l’apport de l’artiste, dans ce cas de figure ?

Jean de Loisy : A contrario d’une production prémâchée par un marketing généralisé établi sur les hypothèses viciées des désirs existants, l’artiste se consacre à ce qui n’existe pas encore, à ce qui n’a même pas eu de place dans l’imagination collective. Il nous atteint en proposant des formes absolument inédites. Il les travaille sans limite de durée et les atteint parfois sans être assuré de leur signification. Certaines grandes figures, telles Brancusi, Barnett Newman ou Picasso, ont assumé et tiré les conséquences de leurs œuvres longtemps après les avoir inventées, comme s’ils étaient restés habités par ces travaux. Au fond, l’artiste qui engage une quarantaine d’années de son existence, a un avantage considérable : le désir d’un long terme, d’un chemin fait de mots et de nouvelles formes, nous obligeant par des gestes inauguraux à accepter ces langages élaborés dans le soliloque de l’invention. La destruction des idées communes est sa Béatrice, la confiance dans la nécessité de l’exploration, sa certitude. Être artiste est un métier de pointe, la pointe extrême des possibilités de la pensée et du faire.

JDP. L’artiste serait-il porteur d’une vision politique mise de côté par négligence ?

JDL. L’artiste ne formalise pas une vision politique, il projette un imaginaire, le bâtit à ses risques et périls à partir d’un langage deviné au fur et à mesure. Il est fondamentalement engagé dans un processus personnel. Mais souvent son chemin croise celui des évènements politiques de son temps. Les émotions collectives sont le terreau fertile de l’oeuvre de beaucoup d’entre eux, Goya, Courbet, Hirschorn, évidemment se révoltent, se soulèvent contre la violence des hommes. Mais demeure l’énigme magnifique de Monet reclus dans son jardin-atelier pendant la guerre de 14, concentré pour inventer les formes du futur, remercié par Clémenceau pour avoir contribué, par cette curieuse concentration, à la victoire. L’effet de l’œuvre ne dépend pas de son message mais plutôt de son exigence et de sa foi en quelque chose de plus élevé que l’aujourd’hui.

JDP. Quelles sont les autres pistes qui pourraient inspirer la politique ?

JDL. Le rapport entretenu par les artistes avec le temps long. Si vous visitez l’atelier d’un artiste, vous verrez immédiatement l’intérêt équivalent que ceux-ci portent aux arts de tous les temps. Reproductions de tableaux anciens, sculptures africaines, images scientifiques, musiques du monde, poésie, internet, revues vulgaires, documents. Dans l’instrument d’optique qu’est un atelier d’artiste, les époques, les cultures, le haut et le bas se confondent pour tout étudier de l’humain. Pas de séparation, l’intégralité de l’histoire et de l’humanité de l’humain est pensé, et tout est contemporain à l’artiste. Ce rapport au temps et aux modes d’être est finalement une leçon d’intérêt publique public, d’autant plus lorsque l’on constate l’absence de déclarations des hommes politiques sur ce que l’on va devenir dans trente ans. Puisque toute la politique est énoncée pour les trois ans à venir, et jamais pour les trente ans qui arrivent.

JDP. Et l’artiste, quel serait son rôle ?

JDL. Ce que disait sans doute André Breton à propos de Chirico : « l’artiste, cette sentinelle sur le sentier, a à perte de vue des qui vive ! ». Il nous alerte, il réagit, il nous provoque. Sa liberté, son insolence, voire sa violence parfois, sont l’indispensable contrepoison à la calcification des systèmes. Son activité entièrement tournée vers la réinvention nous indique la nécessité de la métamorphose pour sortir d’un temps de crise. Mais l’artiste n’a pas de programme, il n’a pas de structure et c’est son absence de pouvoir qui lui donne sa force. Ses œuvres sont infiniment ouvertes. Les Époux Arnolfini de Van Eyck ou Le Grand Verre de Duchamp, sont des œuvres qui restent à interminablement interpréter. Elles délivrent ainsi une énergie et libèrent une créativité collective. Et, au fond, c’est la seule chose qu’on peut espérer des politiques, qu’ils libèrent cette créativité.

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