Que nous disent les sans-voix

Par Antoine Fontaine. Maria de Lac, écrivain jeunesse, et Jeanne Marie, journaliste et traductrice.

Récit imaginaire librement inspiré de l’ouvrage, À la rencontre des Français (Éditions du Cherche midi) et du rapport La marche, né des témoignages des milliers de citoyens rencontrés lors d’une marche de 5 000 kilomètres faite à travers la France par Jean Lassalle, député non inscrit et candidat à l’élection présidentielle de 2017.

La Dèche est l’un de ces rares lieux où bat encore le cœur de Notre-Dame-de-Gravenchon, tenant ainsi la bourgade en éveil. Un soir d’hiver, le « député qui marche » y palabrait avec les derniers clients de ce bar de rien, à la décoration d’inspiration polynésienne, planté dans l’ancienne rue commerçante, qui refusait de se résigner. Même si Jean Lassalle n’était pas leur député, après tout : « il avait qu’à pas venir ».

À la barre de ce haut lieu des échanges culturels, la douce Malika.

— Vois-tu Jean Lassalle, dit-elle, classiquement, mon bénéfice correspond à un sixième de mon chiffre d’affaires. Mon café ne dégage que 13 200 euros par an de bénéfice et je me verse un salaire inférieur à un smic mensuel.

Seulement voilà, sur ce bénéfice, on lui réclame la moitié en cotisations sociales et finalement, il lui reste 627 euros par mois. Car selon le mode de calcul de ses cotisations, il lui faudrait un bénéfice de 21 500 euros par an.

—  À condition de travailler dur. Et ce chiffre-là, le café ne l’atteindra jamais !

— Pourquoi t’es pessimiste Malika ?  Parce que le café n’a pas assez de clients ?

En effet, dans sa bourgade, il n’y aura jamais assez de clients, même avec une excellente descente de bière, pour lui verser 21 500 euros par an. Jamais ! Ni pour elle, ni pour Maurice ou Ernestine, ni Marco d’ailleurs. Encore moins pour tous ces « petits » métiers qui disparaissent du paysage. Il leur faudrait tous migrer vers une métropole ou une mégapole pour espérer gagner plus d’argent. Mais, ici, ils sont heureux avec le peu qu’ils ont.

— Alors, comment faire pour conserver nos métiers hors d’une grande ville avec toutes ces créances réclamées à droite et à gauche ?  intervient Ernestine.

— Aujourd’hui, c’est légalement impossible ! rétorque Jean Lassalle. La conséquence est bien visible : je vois tous ces métiers qui disparaissent des petites villes comme la vôtre mais aussi des campagnes. Et ce n’est pas faute de succès ni de clients ! La face cachée de cette situation, c’est un choix de société capitaliste : anéantissement du maillage social du monde rural, augmentation de la masse salariale disponible en ville, reconquêtes de marchés par des structures organisées en réseaux.

— Et la paupérisation massive ! Plus d'activité légale, plus d’indépendance… C’est la misère ! s’exclame Pierre. Quand Marco aura disparu, le recyclage des machines à laver et la lutte contre l’obsolescence programmée des écrans plats, ça sera plus possible. Faudra commander du neuf tous les trois ans chez le luxembourgeois Ibé, porter les appareils à peine usés à la déchetterie. Quand l’exploitation d’Ernestine aura disparu, nous irons nous approvisionner en produits ‘ricains dans un hyper. Comme elle ne pourra plus salarier son mari, les gens tailleront eux-mêmes les arbres. Les vieux n’auront plus de visites et leurs jardins seront moches. C’est pas trop grave ça, tu me diras. En revanche, c’est plus emmerdant pour les apiculteurs et la pollinisation des cultures, parce qu’avec Maurice, on en a supprimé des nids de frelons asiatiques.

— Ben tu sais, j’ai presque déjà fermé mon café en réalité.

— Ils font quoi nos politiques du gouvernement, Jean Lassalle ? Ils se foutent de nous ? On ne peut pas laisser faire ça ! dit Ernestine.

— Chaque génération pense qu'elle va créer le monde parfait et qu'il durera toujours. La vie des hommes, c'est comme les saisons. Nous démarrons aujourd'hui un printemps parce que l'hiver est devenu insupportable. Aujourd'hui, ce printemps peut paraître désordonné parce que les boutons sortent de partout. Et puis, il y aura une fin de printemps magnifique, un été qui sera beau, puis un bel automne. Et l'hiver reviendra. Cultiver une résistance envers ce système infernal et apprendre à tisser des solidarités, des coopérations entre ceux qui résistent, ce n’est évidemment pas la seule solution, mais c’est ce qui est possible dès aujourd’hui. C'est ce que vous faites déjà.

Le printemps arrive conclut Jean Lassalle.

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