"La mécanique est simple sauf que, aujourd’hui, elle ne marche qu’à moitié ou plutôt marche de moins en moins bien, écrit Dominique Thierry, le président d'Honneur de France Bénévolat."
La démocratie, un réseau social en faillite ?
Le modèle démocratique, excepté l’exemple de la Grèce antique, est un système politique récent et finalement peu répandu. Ce sont plutôt les régimes autoritaires, avec rois, militaires, despotes et dictateurs, qui dominent.
La naissance des démocraties modernes se fait avec le siècle des Lumières. À l’époque, en conceptualisant la régulation entre les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, Tocqueville avait déjà pressenti la complexité d’un tel système.
Sans que le terme soit utilisé et bien défini, Tocqueville introduisait également le concept de « corps intermédiaires », immédiatement rejeté par Danton : « entre le peuple et les représentants du peuple, il ne peut y avoir d’intermédiaires ! » Une phrase reprise par Jean-Luc Mélenchon, en 2012, comme une suite du débat entre les Jacobins et les Girondins, qui n’a vraisemblablement jamais cessé d’exister, transmettant à notre pays une éternelle image de nation ingouvernable, dotée toutefois d’une forte culture jacobine.
La construction d’une démocratie représentative a été si complexe qu’elle nous a occupés pendant près de deux siècles et demi : d’abord avec le vote censitaire – le pouvoir réservé aux notables. Puis avec le suffrage universel réservé aux hommes – sans majuscule tout de même ! Enfin, avec le suffrage vraiment universel, imposé par de Gaulle contre l’avis de sa majorité, les hommes et les femmes égaux devant les urnes (il existait en Nouvelle-Zélande depuis 1893 et la France a été l’un des derniers pays développés à l’adopter).
Une fois établis, les principes de la démocratie représentative suffisent, a priori. Pour une durée déterminée, par un pouvoir délégué à – « je délègue mon pouvoir de citoyen à un représentant et je le sanctionne si ce pouvoir n’a pas été bien exercé ! ». La mécanique est simple sauf que, aujourd’hui, elle ne marche qu’à moitié ou plutôt marche de moins en moins bien. À ce sujet, les chiffres sont édifiants. Alors que nombre de nos ancêtres se sont battus pendant des siècles pour obtenir ce droit – beaucoup se sont fait tuer – il n’est que modestement utilisé :
- 50 % de nos concitoyens ne votent pas,
- Et 35 % de ceux qui votent, « votent contre », des votes protestataires, populistes, corporatistes ou pire.
On constate alors que seulement 30 % environ de nos concitoyens adhèrent au concept de démocratie représentative, au sens d’un vote pour un candidat prêt à assumer ce pouvoir ainsi délégué ! Que s’est-il donc passé depuis l’instauration du suffrage universel ? La démocratie aurait-elle fait faillite en douce, sans ne rien dire à personne ?
Politique, politiques trop mal aimés
« Tous pourris, sauf mon maire ! », déclare le plus souvent et trop souvent injustement la vox populi, comme un des symptômes du malaise de la démocratie :
Car les professionnels de la politique donnent le sentiment de ne pas se soucier de la vie politique, pas plus que de leur environnement ou de la vie quotidienne, dont ils ne connaissent parfois pas le prix du ticket de métro. Le sociologue Émile Durkheim parlerait d’anomie, de codes exclusifs permettant à un groupe de vivre ensemble mais en complet décalage avec le reste de la société. D’où l’échec presque systématique de l’intégration dans le circuit de la politique de responsables de la société civile, de citoyens n’ayant pas les fameux codes, comme ceux en usage lors des séances de questions ouvertes à l’Assemblée Nationale, faits de vociférations, d’injures et de claquages de pupitre. Une triste récréation et un mauvais guignol, à faire fuir les nouveaux venus les plus motivés.
Ensuite, hormis le Maire, perçu comme l’élu en contact « avec les vrais gens, sur les vrais problèmes », plus on remonte dans la hiérarchie des pouvoirs politiques, plus les règles apparaissent obscures et le fonctionnement des institutions incompréhensible. La caricature la plus aboutie étant l’Europe, ce grand projet du XXe siècle qui aurait dû fédérer toutes les énergies, devenu au fil du temps un bouc émissaire, la cause de tous les maux.
Enfin, il y a les enjeux locaux, désormais le point de mire par défaut des préoccupations, la manifestation tangible de l’abandon des idéologies de l’après-guerre, de la volonté de changer le monde, passée de mode faute d’une grille de lecture crédible. La vraie crise étant avant tout une crise de l’analyse. C’est pourquoi, faute d’un grand changement – « Je n’ai plus cette prétention », disent les plus pessimistes – les problématiques locales reprennent de l’importance aux yeux des citoyens – « je peux essayer d’améliorer les choses près de chez moi », envisagent les plus pragmatiques.
Institutions en berne et citoyenneté réactivée
A côté de ces représentations émergentes se greffent d’autres évolutions, le rejet massif de toutes les formes d’institution. Si le monde politique est vilipendé par la vox populi, les autres organisations ne sont pas non plus épargnées, les syndicats, les églises, l’école, etc. Un phénomène qui s’étend à tous les pays européens. Cependant, en France, les associations trouvent encore grâce aux yeux des citoyens, plus par défaut que par une connaissance réelle de ce qu’elles représentent. Nous sommes bien face à une crise de l’action collective telle qu’elle était conçue par les deux praxis dominantes des années 50, le communisme et l’action catholique. Le passage du « on » – qualifié par mon instituteur de « pronom impersonnel imbécile » – au « je », est essentiel. La montée de l’individualisme, excluant le repli sur soi, couplée à une montée de l’hédonisme, sont des éléments clés pour réinventer de nouvelles formes de l’action collective. Si le « on » est mort au profit du « je », la grande question est celle du passage au « nous » qui, lui, n’est pas un pronom impersonnel imbécile !
Hervé Sérieyx, avec qui je travaille au sein de France Bénévolat, qualifie la citoyenneté active d’une citoyenneté qui dépasse les seuls devoirs du citoyen : voter et payer ses impôts. La citoyenneté active, c’est prendre part à l’action collective, troquer du « vivre ensemble » par du « faire ensemble », ce qui redonne des couleurs à la notion de « corps intermédiaires ». Au sens de la loi de 1901, toute forme d’action collective, dès que « deux citoyens ont envie de faire société ensemble » est associative, qu’ils s’agissent d’associations déclarées ou « d’associations de fait », parfaitement légales.
Dans ce contexte, la révolution numérique est une aubaine, même si tous ses effets ne sont pas clairement identifiés. Pour les jeunes en particulier, la démocratie y est réellement active, via les réseaux sociaux notamment. L’internet et ses outils offrent une capacité de mobilisation immédiate pour une cause ou un projet. Ces opportunités développent une capacité protestataire à la hauteur des enjeux de la mondialisation. Cette arrivée est équivalente à celle de Gutenberg révisant l’activité des copistes.
L’invention d’un nouveau système, de la représentation à la participation
Certains pensent que la démocratie représentative a été une belle construction, désormais dépassée, et qu’il faut inventer autre chose. D’autres, dont je fais partie, pensent que le bébé a grandi et qu’il faut peut-être réchauffer l’eau du bain ou changer la baignoire, compléter la démocratie représentative, la rendre plus participative. Mais cette émergence, avec l’acceptation de contre-pouvoirs qui freinent souvent les changements, est par définition complexe. On la retrouve pour l’instant mise en œuvre sur des territoires que l’on pourrait qualifier d’exemplaires.
Ce sont des « territoires identitaires », c’est-à-dire des territoires où les habitants ont un fort sentiment d’appartenance (bassin de vie), en raison d’une géographie particulière (vallée), d’une tradition de solidarité (luttes sociales anciennes), de migrations de population qui ont permis une véritable intégration (migrations externes, migrations de la ville vers la campagne).
Ce sont des territoires qui ont connu des élus ayant joué le jeu d’une démocratie participative forte et réelle, et qui se sont appuyés sur des associations qu’ils ont fortement contribués à développer sans les instrumentaliser, en respectant leur autonomie.
Ce sont des territoires où le tissu associatif était lui-même fortement marqué par la culture et les méthodes de l’éducation populaire. Des territoires où un, voire plusieurs responsables charismatiques, ont joué un rôle moteur (élu, responsable associatif), créant parfois des rapports de tension positive, un jeu à trois, élus, associations et habitants.
Mais la démocratie participative ne se décrète pas. Elle ne fonctionne pas automatiquement après le vote d’une loi (celle dite de « Paris, Lyon, Marseille ») ou la mise en œuvre de dispositifs promus par les élus territoriaux (Conseils Consultatifs de la Vie Associative ou CCVA). Valérie Payen-Larchevesque, à l’initiative de l’un des dispositifs de démocratie participative les plus aboutis, le Projet Social de Territoire de Charleval-Eure (PST), pense qu’il faut « reconnaître la capacité des habitants à parler de leur réalité sociale et leur permettre d’y apporter eux-mêmes les améliorations nécessaires ».
Reconnaître l’expertise du citoyen et son appréciation des territoires qu’il pratique, est une condition indispensable pour faire revivre la démocratie. Comme les scientifiques redécouvrant l’intérêt de confronter leur hyper technicité à un savoir profane, les élus doivent admettre qu’il est temps de ré-humaniser la politique en la confiant plus largement aux citoyens, afin qu’adviennent une démocratie participative et le changement social promis par beaucoup et peu réalisé à ce jour, du moins pas assez.