Les criquets s’en foutent bien, de se shooter dans une cave ou des chiottes de bistrot. Sur le trottoir ou sur un parking. Tant qu’ils ont leur came, tout baigne. Non, leur souffrance est bien ailleurs que dans les conditions dans lesquelles ils se shootent.
PAR ERIC MARAVELIAS, ÉCRIVAIN, CRÉATEUR DU TROPHÉE ANONYM’US.
Les salles de shoot. La substitution. C’est à la mode. Ce n’est pas nouveau, comme concept. J’ai entendu encore hier qu’on allait en inaugurer une bientôt. Plus de confort pour les criquets. Plus d’hygiène. Plus de sécurité. On avait trouvé judicieux, en Suisse, si mes souvenirs sont bons, de filer de la dope aux toxicos. La salle, le matos, le produit. Pure, la dope. Sans toutes les saloperies qu’on y trouve quand elle vient de la rue. La coupe. Pour plus d’hygiène. Plus de sécurité. Pareil. Pour son bien, quoi. Le paradis, non ? De mon temps, on attendait déjà que les seringues soient enfin en vente libre. Mais ça a traîné, traîné… et on en a crevé, crevé. Hépatites, HIV, syphilis et tout un tas d’autres saloperies… on4 partageait tout. En manque ? On pleurait dans notre coin ou on se débrouillait pour trouver 20 balles et acheter des saloperies codéinées et en vente libre. Pas ou peu d’effet, pour des toxicomanes sérieux. Qui se cartonnaient méthodiquement chaque jour depuis des années. Mais quand les pharmacies étaient fermées, qu’il fallait se traîner à pied, dans un sale état, jusqu’à celle de garde pour parfois ne rien obtenir ; et en chercher une autre. C’était la misère. Fallait serrer les dents. Et on se maudissait soi-même. On crachait sur
les dealeurs, la came et cette chienne de vie. On décidait d’arrêter. De faire un break. De partir prendre le large quelque temps. Et on retombait en revenant, le plus souvent. Jusqu’à la prochaine claque. Le prochain effrayant constat. La fuite encore. Un paquet de cliniques ont fait un paquet de pognon, avec leurs cures à coup de cachetons.
La douleur. Personne ne veut souffrir. On peut le comprendre. Mais la douleur a un rôle, sans doute. Elle enseigne. Si nous n’éprouvions pas de douleur, nous mettrions notre main au feu et nous l’ôterions une fois devenue inutilisable. Trop tard, donc. Oui, la douleur signifie quelque chose. Elle oblige à prendre conscience de ses erreurs et à s’en détourner. Avec l’expérience, on évite de recommencer. Je me souviens de ce jeune héroïnomane, il y a peu de temps, qui discutait sur un forum et expliquait qu’il se voyait parfaitement consommer toute sa vie. Il avait un dealeur qui passait sur un simple coup de fil et le livrait à domicile. Il avait sa méthadone pour fonctionner normalement lorsqu’il ne prenait pas d’héroïne ou que son deal était aux abonnés absents. Ses kits de seringues Steribox contenant coupelle, coton et eau, disponibles au distributeur ou à la pharmacie. Et pour pas cher. Le grand confort.
La galère infernale, courir sur un plan, puis sur un autre, malade comme un chien, se prendre une carotte, parfois, chialer comme un môme avant de chercher comment retrouver du fric et un plan, il ne connaît pas. Faire des bonds sur son lit, les tripes en vrac, les muscles tétanisés, suant comme un porc en dégageant des effluves mortels, les yeux larmoyants, le nez qui coule, baillant sans répit, l’esprit en déroute, à l’agonie. Il ne connaît pas. Se servir d’une seringue partagée cent fois, dont l’aiguille émoussée t’arrache la chair et qui risque de te refiler n’importe quelle saloperie. Il ne connaît pas. C’est un bien, dit-on. C’est plus humain, aujourd’hui. Mais qu’y-a-t-il de plus terriblement humain que la souffrance ?
Cette journalière agonie. Cette désespérante incertitude. C’est ce qui pousse aussi à se défaire de cette terrible addiction. Un jour arrive où cette douleur récurrente devient insupportable. La sévérité de cette condition d’esclave nous saute à la gorge et on décide que c’en est fini. Qu’on a enfin fait le tour de la question. La messe est dite. Ces moments de détresse indescriptibles sont l’occasion de réfléchir, de voir à quel point on est tombé bas. Sans plus d’honneur. De dignité. Ce sont des électrochocs qui peuvent être salutaires. N’est-ce pas dans les conditions difficiles, dans l’adversité, sous le poids des revers, que l’on apprend. Que l’on s’améliore. Que l’on change. Ce n’est certes pas en voyant les ravages sur les autres. Non. Il faut le vivre, pour comprendre. Quelles questions peut-on bien se poser dans le confort ? La sécurité ? L’illusion de l’équilibre ? Cela pousse-t-il à se remettre en question, justement ? Je ne le crois pas.
Les criquets s’en foutent bien, de se shooter dans une cave ou des chiottes de bistrot. Sur le trottoir ou sur un parking. Tant qu’ils ont leur came, tout baigne. Non, leur souffrance est bien ailleurs que dans les conditions dans lesquelles ils se shootent. Tous ont leur matos personnel, maintenant. C’est certainement une bonne chose. Ils n’échangent plus leurs seringues comme trois décennies plus tôt. Une boite Steribox doit coûter un euro. De mon temps, dans les années 80, une seringue « vaccin » valait 40 frs. Soit 6 euros. Et il fallait trouver une pharmacie complaisante. Une fortune. Et puis la grande majorité ne fréquente pas les salles de shoot, de toute façon.
Entretenir les toxicomanes dans ce vice en leur procurant tous les moyens de poursuivre dans cette voie sans en subir les logiques et naturelles conséquences n’est pas forcément une bonne chose. C’est une manière de les maintenir dans l’illusion. La même illusion que celle que leur procurent les drogues. Une autre drogue, en quelque sorte. De plus, la méthadone est un piège mortel. Il est très dur d’arrêter d’en consommer. Quant aux produits comme le Subutex, ancien Temgesic, c’est un scandale que de l’avoir créé. C’est un produit injectable, tout comme le Skénan ou le Moscontin, et ses ravages sont immenses. On ne peut s’empêcher de penser que c’est le fric et rien d’autre, qui motive ce genre d’initiatives. On feint de gérer les effets et on ignore les causes. On malmène et brutalise les petits poissons en laissant filer les gros. De la poudre aux yeux. Des tours d’illusionnistes.
C’est mon sentiment par rapport au discours lénifiant des politiques, ignares en matière de toxicomanie et toujours prompts à paver l’enfer de leurs bonnes intentions. Je parle en tant qu’ancien toxicomane et mon expérience couvre trois décennies dont une, substitué au Moscontin (Morphine) puis à la méthadone suite à l’effet pervers et dévastateur du Moscontin. La méthadone liquide, au moins, n’est pas injectable. C’est peut-être là son seul côté positif. Pour conclure, je ne condamne pas les salles de shoot ou, exception faite des produits injectables, la substitution, mais leurs effets sont pervers et j’ai du mal à croire que derrière ce genre d’initiatives, se trouvent des responsables politiques réellement concernés par le sort des toxicomanes.